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Ertzscheid Olivier : "Ou comment et pourquoi il est plus que probable que la multiplication des enclosures informationnelles nous mène inéluctablement à un web de la forclusion.
Les grands biotopes du web, fonctionnent à la manière de jardins fermés. Chacun dispose de son écosystème de services (Google > YouTube, Facebook > Instagram, Yahoo ! > Tumblr, etc.) et se nourrit de moins en moins d’externalités, ramenant en son sein l’essentiel des interactions qui lui permettent de faire tourner son modèle économique, de maintenir notre attention sous contrôle.
 
Pourtant, il y a bien des années lumières, dans une galaxie très très lointaine...
 
Transclusion.
La transclusion est un terme inventé et developpé par Ted Nelson, plus connu pour l’invention d’un autre terme : l’hypertexte. La transclusion c’est le "mé́canisme qui permet à un document d’être à plusieurs endroits simultanément.(...) Le document ne sera pas dupliqué mais transclus, c’est à dire inclus simultanément dans divers environnements." (source) J’y ai consacré un chapitre de ma thèse. Parce qu’elle était une promesse nouvelle de cette forme particulière d’amitié entre les textes que le web inaugura.
 
Le web des silos, les jardins fermés actuels, les profils qui ont remplacé les textes, ont fait oublier que l’ensemble des théoriciens de l’hypertexte et du web ont toujours cherché comme un graal à rendre visible le partage, les échos de chaque contenu au regard des circonstances discursives et énonciatives qui les avaient vus naître, à faire que chaque lien soit l’expression d’un choix, d’un possible, d’un choix encore possible. 
 
Percolation.
Les contenus du web ont permis l’émergence de gatekeepers attentionnels sur un modèle de percolation. Plus précisément, sur le modèle d’une transition de percolation, aboutissant elle-même à une transition de phase. Deux phénomènes décrits dans ce billet. Une fois que ces "nouvelles sortes d’entités voient le jour, à un niveau d’organisation supérieur à celui de leurs constituants, et qui obéissent à leurs propres lois.", qu’elles ont pour nom Google, Facebook ou Apple, se mettent alors en place des régimes d’enclosures. 
 
Enclosures.
Les "enclosures informationnelles", c’est ça : 
 
"Dans le domaine de l’information, clore revient à poser une frontière artificielle alors que l’ADN du numérique est de permettre le stockage et la dissémination à très bas coûts des biens informationnels qui sont par nature non rivaux, c’est-à-dire accessibles simultanément par plusieurs personnes."
 
 
"Or l’information peut-être un bien commun de la connaissance. Pour cela, il faut non seulement que l’information puisse circuler, mais aussi qu’elle s’inscrive dans ces principes proposés par David Bollier dans Libres Savoirs : maintenance d’une ressource sur le long terme ; accès équitable et bénéfique pour un usage individuel (et non marchand) des commonners ; transparence et responsabilité au sein des commonerscapacité à identifier et à punir les passagers clandestins, le vandalisme et les appropriations ; capacité à déterminer si la ressource doit être aliénée en vue d’un usage marchand ou non."
 
Forclusion.
La "forclusion" est un terme de droit qui désigne "l’extinction de la possibilité d’agir en justice pour une personne qui n’a pas exercé cette action dans les délais légalement prescrits, c’est-à-dire à la fin de la prescription." Plus globalement le verbe "forclore" est ce qui enlève à quelqu’un "la possibilité de faire un acte ou d’agir en justice après l’expiration d’un certain délai", c’est aussi ce qui est "exclu, rejeté, maintenu à l’extérieur". Depuis quelques temps, Facebook m’annonce à grand renfort de trompettes le prochain changement de ses Conditions Générales d’Utilisation.
 
Je n’ai pas d’autre choix que d’accepter. Pas d’autre choix que de me soumettre. La semaine dernière par deux fois je n’ai pas pu poster de statuts facebook dans lesquels figuraient, pour le premier, un lien vers le mémoire sur les Moocs d’un étudiant du Celsa, et pour le second un lien vers mon nominé préféré du concours des Craypions d’Or. La semaine dernière par deux fois, Google m’a empêché d’accéder à une page au motif qu’elle était peut-être "dangereuse" ou contenait différents malwares, alors qu’il s’agissait d’un site que je consulte régulièrement depuis déjà longtemps. La semaine dernière par 4 fois donc j’ai éprouvé ce sentiment de forclusion : j’étais exclus, rejeté, maintenu à l’extérieur de la possibilité même de transmettre, de ce qu’était en tout cas devenue la transmission dans un système clos. On m’informe maintenant que n’importe qui pourra trouver mon profil en tapant mon nom à l’intérieur du Facebook. Et demain probablement en tapant mon nom n’importe où.
 
Le modèle classique de l’opt-out cède la place à autre chose, autre chose comme "l’extinction de la possibilité d’agir en justice pour une personne qui n’a pas exercé cette action dans les délais légalement prescrits, c’est-à-dire à la fin de la prescription." Prescription justement. Celle qu’ils prennent comme modèle, qu’ils érigent en dogme. La prescription est une pré-scription, elle est instantannée, immédiate, irrévocable. Ils savent avant moi ce que je pourrai écrire, peuvent donc décider avant moi s’ils m’autorisent à l’écrire. Dans quelques temps, quelques jours, la modification des CGU de Facebook entrera en vigueur. Ce que j’avais choisi de rendre impossible, ce que j’avais à grand peine maintenu comme une digue, s’effondrera soudain. Ce sera alors la fin de l’autre prescription. No Way Out. No return. Il y a eut prescription. Mais tout était déjà écrit. Mais tout était déjà prescrit.
 
D’un F. qui veut dire forclos. 
Reste la possibilité d’en sortir, de ne plus y être. De fermer son compte. Possibilité de mon côté de plus en plus raisonnable. Sauf que. Sauf que ne plus être dans Facebook équivaut aujourd’hui à lâcher une aliénation attentionnelle pour s’enfermer dans une stigmatisation sociale. Est-il possible, pour le chercheur qui travaille sur les biotopes du web, pour le collégien dans sa classe, pour l’étudiant à la recherche d’un stage, pour la collectivité dialoguant avec ses usagers, est-il possible de ne plus être dans Facebook ? Est-il possible de ne plus se servir dans Google ?
 
La forclusion remplace le modèle déjà tant contesté de l’opt-out. Elle est l’exacte antithèse de la promesse de la transclusion des pionniers : faire qu’un fragment d’énoncé, de discours, de texte, soit d’abord le vecteur de toutes les appropriations possibles, faire que la technique, que le code soit au service de ces appropriations en les rendant possibles, en les rendant visibles, au-delà des seules frontières de son inscription initiale, au-delà et par-delà son adressage premier.
 
Son nom, il le signe à la pointe du réseau, d’un F. qui veut dire Forclos.
Le web est fermé. Nous sommes forclos".
 
Ertzscheid Olivier, « D’un "F" qui veut dire ... forclos »
Affordance.info, ISSN 2260-1856
Publié le 11 novembre 2013
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