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L'enseignement universitaire francais est-il condamné à regarder passer le train de l'enseignement supérieur privé qui le dépasse progressivement ? Depuis une vingtaine d'année, on observe un phénomène de très forte croissance de la part de l'enseignement privé au sein de l'enseignement supérieur français.

Nous ne sommes certes pas les seuls à connaître une telle évolution, mais force est de constater qu'en France, elle est d'une ampleur particulière. C'est d'autant plus surprenant que ce secteur de formation est plus ou moins fortement payant, alors que les "consommateurs d'enseignement supérieur" ont la possibilité de préférer l'offre publique gratuite ou quasi gratuite.

Malgré cela, une proportion croissante des familles font le choix du privé, et on observe que ce phénomène concerne de plus en plus de familles n'appartenant pas aux catégories sociales les plus favorisées du pays. Dès lors, on est conduit à se demander quelles sont les raisons de ce phénomène qui ne semble pas près de s'atténuer, bien au contraire.

1. La mise en évidence du phénomène :

En France, en 2018, un peu plus de 520000 étudiants étaient inscrits dans un établissement d'enseignement supérieur privé. En vingt ans (depuis 1998), ce chiffre a augmenté de 77%, alors que la part des étudiants inscrits dans un établissement d'enseignement supérieur public n'a crû que de 6%. Il en résulte qu'aujourd'hui, près d'un étudiant sur cinq est inscrit dans un établissement supérieur privé, alors qu'ils n'étaient que un sur huit dans ce cas vingt ans auparavant. Bien plus, les données prévisionnelles chiffrent aux alentours de un tiers (33%) la part des étudiants qui pourraient être inscrits dans le supérieur privé dans dix ans. Ainsi, ce phénomène semble voué à s'amplifier.


Cette tendance n'est pas propre à la France : au niveau mondial, en 2018, c'est un tiers des étudiants qui sont inscrits dans un établissement d'enseignement supérieur privé, bien plus qu'en France (19%).

Dans certains pays tels les Etats-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, l'Australie et plusieurs autres, ce taux est de l'ordre de 40% voire plus. Ces constats donnent à certains le sentiment que la forte expansion actuelle de ce phénomène en France peut être considérée comme étant un rattrapage de l'écart constaté par rapport à bien d'autres pays.


Les établissements qui sont bénéficiaires de cette forte expansion du secteur privé d'enseignement supérieur sont de statuts forts divers : établissements consulaires (gérés par une Chambre de commerce et d'industrie), écoles privées sous statut associatif, écoles privées à but lucratif, établissements privés sous contrat d'association avec l'Etat, établissements privés hors contrat, universités catholiques, établissements d'enseignement supérieur privé d'intérêt général ... Difficile de s'y retrouver.

Il en va de même pour les diplômes ou titres délivrés par ces établissements : simple "titre" maison ne bénéficiant d'aucune de reconnaissance académique officielle, titre inscrit au RNCP (répertoire national des certifications professionnelles), délivrance ou pas des grades de licence et/ou master, diplômes d'état (BTS, DCG, DSCG, licence, master ...), diplôme "visé" par l'Etat, etc. Et nous ajouterons à ces nombreuses nuances la variété des labels et/ou accréditations que peuvent afficher certains de ces établissements, et se veulent comme des signes de reconnaissance académique et/ou professionnelle : école appartenant (ou pas) au cercle très fermé de la Conférence des grandes écoles, au Chapitre des écoles de management, habilitée à délivrer le titre d'ingénieur, ayant obtenu une ou plusieurs accréditations internationales telles Epas, Equis, AACSB, AMBA, Tedqual et autres.


Tous cependant bénéficient de ce phénomène de croissance de la demande d'admission, y compris la plupart de ceux de ces établissements privés qui ne bénéficient d'aucun label et/ou accréditation et ne délivrent pas de diplôme reconnu académiquement. Tout se passe comme si, dans l'esprit des "consommateurs d'enseignement supérieur", cette catégorie d'établissements d'enseignement supérieur serait considérée comme étant porteuse d'importants avantages qui expliqueraient cette forte préférence de beaucoup par rapport aux formations de statut public.

Il faut bien sur prendre garde à ne pas exagérément amalgamer les jugements qualitatifs respectifs concernant ces deux types d'établissements d'enseignement supérieur : parmi les établissements d'enseignement supérieur de statut public, il en est qui offrent des avantages très comparables; inversement, parmi les établissements d'enseignement supérieur privé, une minorité d'entre eux rencontrent des difficultés de recrutement qui menacent de les conduire à s'effacer de ce qu'il faut désormais convenir d'appeler "le marché de l'enseignement supérieur".

2. Les raisons du succès des établissements privés :


Les raisons de cet indéniable succès de l'enseignement supérieur privé sont multiples. Certaines d'entre elles sont désormais bien connues, d'autres ont été plus récemment mises en évidence. Toutes concourent à améliorer l'attractivité du secteur privé d'enseignement supérieur, au détriment principal des formations universitaires publiques non sélectives.


Les établissements d'enseignement supérieur privé ont la réputation d'offrir des formations bien en phase avec les attentes des employeurs :

Il suffit de lire les brochures de présentation de ces établissements, de se connecter sur leurs sites, de découvrir la façon dont on les présente dans le cadre des journées portes ouvertes ou des salons de l'orientation...le trait distinctif le plus mis en avant est le bon niveau d' "employabilité à long terme" des diplômés à l'issue de la formation reçue dans l'établissement.

Cette expression porte l'affirmation que les jeunes diplômés seront bien armés pour trouver un emploi, et pour construire ensuite de belles carrières. Force est de constater que cet élément est un puissant déterminant du choix des études supérieures fait par un nombre croissante de familles. Les établissements privés n'ont certes pas le monopole de cette caractéristique, certaines formations supérieures publiques offrant un avantage comparable tels les grandes écoles universitaires, les études universitaires en santé ou droit (pour lesquelles l'université est en France en situation de quasi monopole), les Instituts universitaires de technologie, les Instituts d'administration des entreprises, l'université Paris-Dauphine, et quelques autres. Mais globalement, nul ne peut nier que cet avantage est beaucoup plus fréquemment présent dans les établissements d'enseignement supérieur privé.


Plusieurs facteurs expliquent cet avantage : la très forte capacité d'adaptation des établissements privés aux besoins des employeurs, le fait que ces formations mettent plus fréquemment l'accent sur le développement de ce qu'il est convenu d'appeler les "soft skills" (les compétences comportementales transversales qui sont de plus en plus attendues par les employeurs telles le développement de la confiance en soi et en les autres, la capacité de créativité, l'aptitude à travailler en équipe, à prendre des décisions, l'empathie et la capacité d'écoute des autres qui va avec, l'aptitude à une bonne communication écrite et orale, la curiosité intellectuelle et la volonté d'apprendre tout au long de sa vie, la capacité à gérer le temps et à bien s'organiser, savoir être à l'écoute des autres ...), le poids important des stages et missions en milieu professionnel.

Ajoutons à cela le fait que les établissements supérieurs privés témoignent en général d'une plus grande capacité à créer rapidement et efficacement des formations répondant bien aux besoins des employeurs dans les secteurs où les établissements publics sont non ou peu présents, tels le design, la mode, le management du sport, le luxe, les métiers du web, du data, du numérique, du tourisme, de l'évènementiel, etc.

Une importante "ouverture internationale" :

Autre facteur explicatif important de la forte attractivité des établissements d'enseignement supérieur privé : leur degré d'ouverture internationale y est nettement plus élevé. Cela vient renforcer le facteur explicatif précédent qui est celui d'un meilleur accès au marché de l'emploi. De plus en plus nombreux sont ceux qui considèrent que désormais, c'est à l'échelon mondial qu'il faut considérer la carrière que l'on vivra au terme de ses études, et que cela ira en s'amplifiant. L'ayant bien compris, la plupart des établissements d'enseignement supérieur privé ont décidé de jouer à fond la carte de l'ouverture internationale : périodes de formation et stages à l'étranger ; recrutement d'enseignants et d'enseignants-chercheurs étrangers; multiplication des partenariats avec des établissements d'enseignements supérieur et des entreprises étrangères ; possibilité de se doter de doubles ou triples diplômes incluant un ou deux diplômes délivrés par des établissements  partenaires à l'étranger ; recrutement d'un nombre croissant d'étudiants étrangers; développement des enseignements de langues étrangères et de géopolitique... Force est de constater que ce facteur est progressivement devenu un élément explicatif puissant de la forte attractivité de nombre d'établissements d'enseignement supérieur privés.

Un effet "taille" à l'avantage des établissements privés :

Les établissements d'enseignement supérieur privés sont pour la plupart caractérisés par une taille que l'on qualifie fréquemment d' "humaine", c'est-à-dire ne comptant que des effectifs d'étudiants légers, nettement plus légers en moyenne que dans la plupart des établissements publics. Cet aspect rassure fortement nombre de familles qui y voient une garantie de bon encadrement et d'accompagnement personnalisé. Ils opposent souvent à cela les "grands amphis" universitaires.

Il serait injuste de ne pas signaler que nombre de formations universitaires et autres publiques offrent à leurs étudiants des cursus qui ne concernent que quelques dizaines de personnes : c'est le cas des classes préparatoires, des IUT, de la plupart des écoles publiques, des bi licences, et autres filières universitaires sélectives et même de certaines licences non sélectives situées dans des villes de taille moyenne. Il n'empêche : la comparaison des plus de mille étudiants réunis pour un cours en "grand amhi", par rapport aux quelques dizaines que l'on recense dans la plupart des établissements privés, donne à beaucoup d'élèves et parents le sentiment que la première formule est préférable, et ce d'autant que cette meilleure faculté d'encadrement et d'accompagnement personnalisé n'empêche pas ces établissements de développer les capacités d'autonomie de leurs étudiants, notamment à travers le volonté permanente de développer en chacun d'eux les "soft skills" évoquées précédemment, ces capacités transversales qui feront plus tard la différence dans le monde du travail.

Une acceptation grandissante du fait de payer... si la dépense est un bon investissement sur l'avenir professionnel :

Les établissements d'enseignement supérieur privés sont rarement gratuits. Ils demandent que chaque année d'études fasse l'objet de droits de scolarité qui, en 2018/2019, varient de 1500 à un peu plus de 20000 euros. En moyenne, le montant de ces droits est de l'ordre de 9000 euros par an. C'est évidemment une grosse différence par rapport à la plupart des établissements publics pour lesquels la règle est soit la gratuité, soit des droits de scolarité modestes (180 euros par an en premier cycle universitaire, 280 euros pour les deuxièmes cycles master ...). Il existe certes des exceptions dans les deux cas, mais force est de constater qu'il y a en cela une importante différence qui longtemps contribué à donner aux formations supérieures privées l'image d'établissements recrutant principalement leurs étudiants parmi les catégories socio-professionnelles privilégiées.

Soucieux de rompre avec cette image, un grand nombre d'établissements supérieurs privés ont décidé ces dernières années de rendre leurs formations financièrement plus accessibles en développant des politiques d'aides financières (bourses, exonérations partielles des droits de scolarité, établissements offrant leur garantie de remboursement lorsque l'étudiant à recours à un emprunt pour financer ses études, développement des stages rémunérés, incitations à exercer un emploi à temps partiel tout en poursuivant ses études...), et en proposant à certains d'opter pour des parcours de formation par l'alternance (contrats de professionnalisation ou d'apprentissage) qui permettent aux heureux bénéficiaires d'être exonérés de tout ou partie des droits de scolarité et de recevoir en plus un salaire.

Mais surtout, on observe que depuis quelques années, l'acceptation par les familles du principe d'avoir à payer pour bénéficier d'études aussi fortement porteuses d'emploi à leur issue grandit, y compris au sein de catégories sociales défavorisées. Tout se passe comme si on assistait à une sorte de basculement progressif de l'idée que les familles se font de devoir payer pour que leurs enfants bénéficient de "bonnes études" : ce qui fut longtemps considéré comme un coût devient pour beaucoup un "investissement sur l'avenir".

Face à la crainte du chômage, les familles sont de plus en plus nombreuses à accepter de payer le droit de bénéficier d'études supérieures porteuses de promesses de bonne insertion sur le marché de l'emploi, et d 'une bonne carrière sur le long terme. Ce phénomène n'est certes pas général, mais il se développe fortement, et cela nourrit en partie la demande croissante de formation dans des établissements supérieurs privés. En particulier, cela explique la forte expansion du financement de telles études par l'emprunt remboursable une fois entré dans la vie professionnelle. C'est ce que déclare un étudiant en école d'ingénieur interviewé par le quotidien Le Monde, dans le cadre d'un dossier consacré à l'enseignement supérieur privé en date du 16 mai 2019, qui a choisi de recourir à l'emprunt pour financer ses études supérieures, et commente ce choix ainsi : "ce n'est pas très encourageant de commencer ses études avec des dettes, mais quand je vois les salaires à la sortie je relativise".

Conclusion :


Les facteurs explicatifs de la forte croissance de l'attractivité des établissements d'enseignement supérieur privés ne se limitent pas aux quatre que nous venons de présenter.

On pourrait ajouter le fait qu'un nombre croissant d'établissements privés bénéficient désormais de diverses formes de reconnaissance académique, que nombre de ces formations affichent des positionnements flatteurs dans divers classements nationaux ou internationaux, que leur autonomie de gestion et la variété de leurs sources de financement leur procurent une souplesse de gestion qui tranche d'avec les lourdeurs constatées du côté de la plupart des établissements publics, que les locaux et équipements sont fréquemment très attractifs, que les possibilités de participer à diverses activités associatives (sportives, professionnelles, culturelles, associatives ...) y sont le plus souvent très développées, etc.


Dès lors, la question est celle de savoir si l'enseignement supérieur public est condamné à regarder le train du privé lui passer inexorablement devant ou s'il est envisageable que soient corrigés divers freins qui ne lui permettent actuellement pas, sauf cas particuliers, de lutter à armes égales.

La réponse à cette question est en grande partie dans ce qui fait que certains établissements d'enseignement supérieur public parviennent à se doter d'une image tout aussi attractive que les établissements privés : l'université Paris-Dauphine, les Instituts d'études politiques, nombre d'écoles supérieures publiques d'ingénieurs, de commerce et management... n'ont pas, loin s'en faut, à rougir de la comparaison.

Aux yeux de Laurent Batsch, ancien Président de l'université Paris-Dauphine, il n'y a pas d'autre issue que celle qui permet à ces établissements de tendre vers une plus grande autonomie. Dans un livre publié en 2014 aux PUF ("Paris-Dauphine : quand l'université fait école") il exprime son sentiment que tant que les établissements universitaires publics ne bénéficieront pas de la liberté de recruter leurs étudiants selon des critères propres, de la possibilité de recruter leurs enseignants et enseignants-chercheurs de façon autonome, de diversifier leurs sources de financement en faisant plus appel aux contributions des familles, ils sont condamnés à ne pas ou trop peu pouvoir compenser les écarts qui les séparent de nombre d'établissements privés. Par contre, si on leur procure ces libertés fondamentales - ce que Paris-Dauphine a en grande partie reçu en obtenant en 2004 le statut de "grand établissement" - alors cela devient possible. Des avancées ont indéniablement eu lieu ces dernières années, mais on reste loin du compte.

A lire en complément de cet article :
"Paris-Dauphine : quand l'université fait école" , par Laurent Batsch, PUF, 2014
"School business : comment l'argent dynamite le système éducatif", par Arnaud Parienty, La Découverte, 2015

Bruno MAGLIULO

Dernière modification le dimanche, 26 mai 2019
Magliulo Bruno

Inspecteur d’académie honoraire -Agrégé de sciences économiques et sociales - Docteur en sociologie de l’éducation - Formateur/conférencier -

(brunomagliulo@gmail.com)

Auteur, dans la collection L’Etudiant (diffusion par les éditions de l’Opportun : www.editionsopportun.com ) :

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