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De retour du Forum Educavox 2013, dans le TGV, je lis cet article de Pierre Frackowiak "Pédagogie en TGV" ... 
« TGV 17 avril. La voiture bar. Une gamine… qui vient seule acheter un jus d’orange…vide la monnaie sur le comptoir et met le billet en évidence…
L’hôtesse, patiente, lui propose de compter elle- même sa monnaie.  »[1]
Historiquement et anthropologiquement, l’enseignant a le choix entre deux grandes tendances pour orienter les processus éducatifs qu’il met en œuvre. Pour l’une, l’environnement de l’enseigné est considéré comme négatif, contraire à une norme établie. Pour l’autre, l’environnement est positif parce qu’il donne du sens aux connaissances.
 
Au cours du 20 ème siècle, le développement du flux des informations qu’il soit lié à une politique de marché[2] ou à une remise en cause du secret des décisions politiques[3] nécessitent la reconnaissance des interprétations issues de l’environnement de l’enseigné comme un élément des processus d’enseignement et comme une conception démocratique de la vie politique[4], conformément aux discours d’éducateurs et de pédagogues du 20ème siècle.
 
 
Flux d’informations et processus cognitifs.
 
Donner une valeur à l’ensemble des apprentissages cognitifs mis en œuvre dans la pratique des réseaux communicationnels et des circuits d’information, c’est reconnaître les apprentissages implicites et donner un statut éducatif aux interprétations de l’objet à enseigner. L’enseignement du 19ème et du 20ème qui tenait en son sein la réglementation de l’imprimerie fut d’abord confronté à l’influence de la radio et du cinématographe[5], puis concurrencé par le développement de la distribution des informations sur des supports défiant l’espace et le temps.
 
Si ces deux moments historiques présentent des manifestations cognitives qui possèdent des analogies, le second par son ampleur et ses modes de transmission qui s’insinuent dans tous les apprentissages nécessite que le contenu des didactiques soit revisité ; effet, la création d’une nouvelle discipline académique[6] pour traiter de cette question ne saurait répondre aux effets des flux d’information sur les représentations des contenus d’enseignement, bien que ce fut la première réponse des politiques de l’enseignement pour assimiler les conséquences de l’existence de ces modes d’information. Il s’agit donc bien de fonder de nouveaux enseignements qui portent la marque de ces environnements, de leurs structures et de leurs réseaux.
 
Dans cette conception, l’enseigné est un individu qui a acquis des représentations du monde par les flux d’informations de son environnement, il n’est plus une entité sans représentations antérieures de la connaissance enseignée.
David N. Perkins résume ce constat, alliant données psychologiques et sociologiques, par cette proposition : « Nous pourrions prendre comme unité d’analyse non pas l’étudiant sans les ressources de son environnement – individu solo – mais l’individu plus son environnement – l’individu plus. »[7]
 
 
Accès aux flux des informations : les sens multiples de l’objet d’enseignement.
 
L’investissement cognitif du traitement des informations issues de l’environnement nécessite la prise en compte des flux d’informations comme éléments de l’acquisition des connaissances.
 
L’enseignement prend acte du rôle éducatif de ces représentations sociales et les distinguent des affects psychologiques de celles-ci[8] tout en reconnaissant les liens qui les unissent. Il s’agit dans le curriculum de donner une valeur à l’ensemble des accès à l’information, de recenser les apprentissages cognitifs acquis par la pratique des circuits d’information et des réseaux communicationnels pour « une reconstruction des savoirs à partir des « germes » de connaissances »[9]. Pour atteindre cette finalité, les liens cognitifs entre les représentations acquises circulant dans les flux d’information et la connaissance à acquérir doivent être reconnus quelque soit la discipline académique[10] : le design éducationnel doit les intégrer dans la pédagogie et dans chaque didactique.
 
Donner une valeur aux différentes catégories cognitives liant les pratiques implicites et explicites d’accès aux connaissances et les tâches propres à l’activité d’apprendre, c’est reconnaître que des énoncés des connaissances formelles et informelles circulent sur l’objet à enseigner, que des flux d’information les traitent, que des systèmes de représentation autres que celui du curriculum existent, que la construction de la connaissance prend sens par rapport à l’ensemble des représentations qui circulent.
 
 
De la reconnaissance des flux d’informations : les représentations sociales de l’objet d’enseignement.
 
Du point de vue de la connaissance à enseigner, quelque soit le domaine, l’apprenant possède des notions qu’il a acquises antérieurement. Des travaux tels que Raisonnement spontané en dynamique élémentaire [11] ou des processus de verbalisation des informations audio-visuelles[12] ont démontré l’importance des représentations naïves et culturelles qui existent préalablement au modèle proposé par l’enseignement.
 
L’appropriation sociale d’une technologie par des utilisateurs producteurs[13], la promotion pour de nouveaux flux d’informations et les contenus médiatiques dispersés qu’il s’agit de réunir sur une plateforme modifiable[14] créent une situation éducative qui dépasse la simple prise en compte des connaissances locales non instituées par l’école, dont Freinet montrait l’importance. Ce contexte nécessite que les apprentissages cognitifs dépendant des flux d’informations et les représentations des enseignés sur le contenu de l’enseignement soient reconnues. L’exploitation de ces données multi-référentielles et plurielles[15] dépend du Régime du sens[16] qu’une politique publique ou privée de l’enseignement leur confère, soit de la valeur qui leur est attribuée.
 
 
 De l’identification des origines des représentations sociales de l’objet d’enseignement à la connaissance formelle.
 
En construisant leurs représentations partagées, les enseignés font le récit du flux des informations dont elles sont originaires, ils prennent conscience du processus cognitif qui leur permet d’en faire la proposition. La question se pose alors de l’écart entre ces représentations et la connaissance instituée par le programme d’enseignement : cet écart, quand il existe, donne sens au processus cognitif que les enseignés mettent en œuvre pour acquérir une nouvelle compréhension de l’objet étudié, celle proposée par l’institution dans une discipline académique.
 
Les modèles mentaux visuels, auditifs et tactiles permettent l’accès aux informations[17], ils sont les éléments cognitifs qui représentent des connaissances informelles, naïves, culturelles empreintes des sources qui sont à leur origine. La reconnaissance de ces représentations et des processus cognitifs des flux qui en permettent l’identification correspond à une activité pédagogique. En effet, ces représentations sont les mots clés qui permettent par la recherche documentaire de situer leur contexte et de donner du sens aux différences existantes entre elles dans un premier temps, puis dans un deuxième temps entre l’ancrage théorique de la connaissance à acquérir et celles-ci.
 
La question, « En quoi se distinguent-elles de la connaissance formelle à acquérir ? » donne du sens à chaque interprétation et trace le chemin à parcourir. 
 
 
Les constructions de la connaissance : Mise en situation de la nouvelle connaissance.
 
Cette activité cognitive donne accès à des flux d’informations qui attribuent à la connaissance à enseigner une place dans un système scientifique donné, elle souligne les différences entre celui-ci et les contextes référentiels des représentations sociales. Ayant compris les distances entre les origines de ses représentations de l’objet d’étude et la genèse de la connaissance à acquérir, l’apprenant évalue l’efficience de la connaissance par rapport aux représentations culturelles et en détermine le domaine d’application que les flux de l’information permettent de transférer et d’encoder dans d’autres situations. Le processus qui reconnait la fonction cognitive des flux partagés par le public met les ressources humaines et technologiques de l’environnement au service de la connaissance pour en démultiplier les applications. 
 
 
 
De la formation des enseignants et des éducateurs.
 
Les étapes successives décrites précédemment proposent des contenus de formation dont différents courants pédagogiques et philosophiques soulignent l’importance. Elles rappellent des références qui fondent une formation des enseignants et des éducateurs sur des actes précis.
 
Accueillir un public dans un processus pédagogique ou andragogique, c’est concevoir que chaque membre a une représentation de l’objet de l’enseignement, c’est lui permettre de l’énoncer, de la confronter à celle des autres et d’identifier le système de référence auquel elle appartient. Animer ce temps[18] nécessite une formation psychologique à l’écoute de l’autre, une pratique de la dynamique de groupe, une méthode épistémologique pour identifier l’origine des représentations et établir une taxinomie.
 
Donner la possibilité d’énoncer les flux d’informations qui ont construit les représentations et d’en utiliser de nouveaux pour situer dans son contexte la connaissance à acquérir, c’est posséder une pratique des champs sémantiques et de leur arborescence au sein des ressources disponibles.
Présenter les similitudes et les écarts entre les systèmes des représentations de l’objet à enseigner et le système de la connaissance, c’est être formé à une didactique qui inclut une ouverture vers les autres représentations possibles par rapport au système scientifique institué. C’est donner du sens au cheminement que l’enseigné doit faire pour accéder à cette nouvelle compréhension qui s’inscrit a côté de sa première représentation.
 
Rendre dynamique la construction de la connaissance, c’est avoir à sa disposition les ressources nécessaires pour des mises œuvre de cette connaissance dans des situations pragmatiques.
 
Ce résumé montre que l’acte d’enseigner fait appel à des formations qui dépassent la formation académique de la discipline à enseigner. Si elles font appel à différentes disciplines scientifiques, elles nécessitent deux remarques : elles sont les fondements de la formation et donc indispensables pour chaque enseignant ou formateur, cependant la co-actualisation de ces différents moments, la disponibilité cognitive qu’il demande au praticien montrent la nécessité d’un travail collectif. C’est une action commune et non pas une somme d’actions spécifiques, c’est en cela que les principes de la pensée complexe apparaissent comme un complément nécessaire aux formations ébauchées précédemment.
 
 
De la prise en compte des principes de la pensée complexe[19].
 
Tout au long de ce travail d’investigation, l’apprenant acquiert des processus cognitifs, en pratiquant les flux d’information, dont les matières de l’expression sont multiples et dont les réseaux sont modulables. Quand l’organisation de l’enseignement accepte que l’apprenant possède ces pratiques, elle considère ces acquis comme des ressources cognitives utiles à l’acquisition de la connaissance scientifique bien qu’elles soient contradictoires.
 
Le caractère dialogique de l’accès aux informations nécessite deux remarques. L’une traite de l’identification des origines des représentations, elle est intégrée au curriculum dans le processus pédagogique et la construction didactique. L’autre est propre à la technologie qui permet l’accès aux informations. Ainsi, l’accès par le numérique est tributaire d’algorithmes de recherche et d’une gestion complexe faite par des ingénieurs et des mathématiciens que la convivialité des procédures dissimule aux utilisateurs. La question éducative se pose dés lors pour l’enseigné et l’enseignant : quelle « capabilité » ont-ils pour avoir une distance critique sur ces technologies dissimulées ?
 
Le processus récursif de la construction de la connaissance est un fondement du design des programmes, il introduit dans l’enseignement une dynamique propre au développement intellectuel, il participe à une éducation orientée vers la création, considérant qu’il y a toujours un nouveau cycle à créer à partir du précédent. Dans une société où les réseaux sociaux possèdent ce caractère récursif en donnant la capacité au récepteur d’une information d’en produire une nouvelle qui insérée dans le flux donnera une nouvelle information et ainsi de suite, l’apprenant possède cet acquis cognitif. En le formalisant, il devient une ressource pour réussir son cursus.
 
Le caractère hollogramatique du système complexe de la cognition co-actualise représentation, recherche d’informations et enseignement pour construire la connaissance et ses applications. Cette pratique pédagogique influe sur la construction de la didactique des disciplines et elle nécessite que la formation des enseignants transmette une taxinomie de ces temps de l’enseignement et de leurs références pragmatiques tout en ayant conscience que chaque acte les contient tous et qu’il ne peut être réduit à ces critères. Ce curriculum de la formation des enseignants concerne chaque didactique disciplinaire et est une réponse à la question de la fonction des flux d’informations dans la construction du savoir dans les situations passées, présentes et futures. Il est porteur de chaque élément de l’action comme l’action dans sa globalité en est porteur.
 
Le regard porté par les trois principes de la pensée complexe met ce curriculum de formation à sa juste place en rappelant qu’enseigner est une activité organique et humaine. Donc ces propositions questionnent l’action « enseigner » et sont représentatives d’orientations qui ne sont pas une somme d’actes mais dont chaque action est porteuse de l’ensemble. L’histoire nous apprend qu’une politique qui considère l’enseignement comme une technique décomposable en séquences correspond à des régimes non démocratiques. Ainsi, la limite des recommandations en matière d’un enseignement centré sur la personne et démocratique demande d’accepter le rapport paradoxal entre la pratique intangible de l’enseignement et les propositions pragmatiques qui peuvent être faites : du dialogique nait le sens de l’action. Si nous redécouvrions qu’enseigner est un art. 
 
 
De la pédagogie à l’andragogie.
 
Où et quand la petite fille du TGV Annecy-Paris pourra-t-elle exprimer les flux d’informations qui ont dans un premier temps dicté son comportement et dans un second temps permis de réussir sa transaction ? Quels acquis cognitifs antérieurs et pratiqués au cours de cette expérience ont permis le succès de sa transaction ? Comment cette réussite va-t-elle participer à son apprentissage de l’arithmétique élémentaire représenté par le langage L et le système formel des chaines déductives ?
 
Où et quand l’étudiant primant ou de retour à l’université exprime-t-il les apports successifs des flux d’informations de son environnement numérique, relationnel, générationnel, géographique, qui nourrissent sa représentation du contenu de l’enseignement ? Quand articule-t-il les références de ses représentations avec le système de la connaissance du cours ? Quelle stratégie a-t-il pour faire une analyse comparative de l’origine de ses représentations et de l’épistémologie de la connaissance à acquérir ? Quels processus cognitifs met-il en œuvre pour construire le contenu du cours ? Quelles ressources a-t-il pour développer dans des applications pragmatiques ce savoir ? Par quel retour d’expérience évalue-t-il l’efficience de cette nouvelle connaissance ?
 
Si les propositions faites au cours des items précédents apportent quelques réponses à ces questions, elles peuvent être utiles pour orienter des pratiques pédagogiques et pour définir des contenus didactiques à adapter à des situations globales intangibles. Si ce n’est pas le cas, les finalités exprimées sont à la marge d’un système d’enseignement qui reconnait l’existence des flux d’informations comme faisant partie de la globalité de l’apprenant. 
 
PR. ALAIN JEANNEL 
 
 
 

[1] Pierre Frackowiack, L’école en rire en pleurer en rêver, Editions Chronique sociale, 2012, page 42.
[2] Francis Pisani et Dominique Piolet,Comment le web change le monde- l’alchimie des multitudes,Pearson Education France, 2008, pages 4,5.
[3] Jürgen Habermas, L’espace public, Payot, réédition 1992, pages 70, 71, 140, 141.
[4] Roland Barthes, « Image, enseignement, culture. » in les cahiers de media, Messages pour l’Initiation à la culture audio-visuelle, SEVPEN, 1969. Pages 12 et 13.
[5] Guy Gauthier, « Au commencement, l’image » in Apprendre le cinéma, Image et son n°194bis,1966, pages 7- 9.
[6] Site : éducation.gouv.fr rubriques : De la maternelle au baccalauréat, l’éducation à l’image, au cinéma, à l’audio-visuel, mars 2012 ; Ecole numérique, décembre 2012.
[7] David N Perkins, « L’individu-plus une vision distribuée de la pensée et de l’apprentissage », in Revue Française de Pédagogie, n°111, INRP, Avril mai juin 1995. Pages 57-71.
[8] Alain Jeannel, « Unité 3 La verbalisation » in le monde des images Cahier C Etudes, CNDP CRDP Bordeaux, 1977, page 50.
[9] Joël de Rosnay, Surfer la vie-comment survivre dans une société fluide, éditions LLL., 2012, page 93.
[10] Fouad Chafiqi, De l’enseignement des sciences au développement de la culture scientifique : recherche conduite au Maroc de 1990 à 2003, HDR Université Victor Segalen U.F.R. Sciences de l’Homme, 2003. pages 93- 95
[11] Laurence Viennot, Le raisonnement spontané en dynamique élémentaire, Herman, 1979, pages 50-56
[12] Alain Jeannel, Odile Avèque, Processus de verbalisation écrite des informations audio-visuelles, approche analytique, Collection M, CNDP CRDP Bordeaux, 1977, pages 104-108.
[13] Manuel Castells, La galaxie internet, Fayard 2001, Chapitre 2.
[14] Francis Pisani et Dominique Piolet, Comment le web change le monde - l’alchimie des multitudes, Pearson Education France, 2008, page 211.
[15] Jacques Ardoino, « L’approche multi - référentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives », in 25 ans de Sciences de l’Education, Bordeaux, 1967-1992. AECSE-INRP, 1994, pages 103-130
[16] Roland Barthes, « Image, enseignement, culture. » in les cahiers de media, Messages pour l’Initiation à la culture audio-visuelle, SEVPEN, 1969. Pages 12 et 13.
[17] FR3 Aquitaine, L’école en projet, Réalisation Alain Jeannel, co-auteur Michelle Jouhaud-Castro, 1975.
[18] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Flammarion, 1980, pages 86-125.
[19] Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, 1990, pages 98-104.
Dernière modification le jeudi, 16 octobre 2014
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.