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Un atavisme éducatif

L’actuel débat autour de la réforme du collège présente l’avantage de faire saillir les questions les plus fondamentales sur l’école. A plus d’un titre en effet, les positions adoptées et les arguments avancés renouent sans le savoir avec les problématiques les plus originelles de notre histoire républicaine.

Il convient, pour bien en saisir toute la cohérence, d’associer plusieurs questions en apparence distinctes.

Les polémiques antérieures concernant la « théorie du genre » avaient initialement posé un aspect du sujet : appartient-il à l’école d’inculquer aux élèves des valeurs et des représentations qui contreviennent potentiellement à celles de leurs familles ? En se saisissant d’autorité de questions aussi universelles et philosophiques que l’identité personnelle ou l’orientation sexuelle, en prétendant leur apporter des réponses définitives et prétendument « scientifiques », le service public éducatif franchirait incontestablement une ligne rouge – ce qui, rappelons-le ici, n’a dans les faits jamais été le cas… Car il ne peut, en toute bonne foi et sur de tels sujets qui relèvent de l’opinion personnelle davantage que de supposés savoirs objectifs, y avoir de vérité enseignée. Si les thèses mêmes des partisans de ces théories relativistes s’avèrent exactes, si en effet l’humanité se définit exclusivement par sa réalité culturelle - « l’existence précède l’essence » -, alors l’intentionnalité originelle qui permet à chacun de se donner une humanité spécifique ne peut se décréter doctrinalement - au nom même d’un tel positionnement philosophique. Qu’une administration publique s’avise de régenter les esprits serait donc un positionnement à la fois inédit et lourd de présupposés.

Cette conception de la république, historiquement celle de Sparte, nous fait alors renouer avec les archaïsmes de notre modernité. Elle fut portée en 1789 par la majorité des révolutionnaires – sous l’impulsion des Montagnards. Elle se fonde sur une conception absolue de l’égalité, sur un certain anti-intellectualisme de l’enseignement qui doit avant tout se baser sur l’utilité des acquis. Ainsi, l’ultra-Montagnard Bouquier écrit dans l’un de ses rapports à la Convention : « les nations libres n’ont pas besoin d’une caste de savants spéculatifs, dont l’esprit voyage constamment, par des sentiers perdus, dans la région des songes et des chimères. Les études de pure spéculation détachent de la société les individus qui les cultivent et deviennent à la longue un poison qui mine, énerve et détruit les républiques. Au peuple qui a conquis sa liberté, il ne faut que des hommes agissants, vigoureux, robustes, laborieux ». Il se dégage clairement de ces positionnements une haine de l’excellence et des savoirs purs - comme peut l’être aujourd’hui l’enseignement des langues anciennes -, une approche jusqu’au-boutiste de l’égalité qui vise à réduire toute forme de distinction, à préserver de tout risque d’individualisme. Au cœur de cette représentation politique, la fraternité est envisagée comme une valeur générique, de laquelle doivent être dégagées et la liberté et l’égalité.

La fraternité, cause ou effet de l’égalité ?

Car là est fondamentalement le nœud de la problématique : quel statut convient-il de donner à la valeur républicaine de la fraternité ? Faut-il partir d’elle comme d’une exigence première, d’une assise postulée initialement et de laquelle il s’agirait de déduire une égalité identitaire et une liberté collectiviste ? Cette question inaugurale se trouve alors au centre des oppositions entre les Montagnards et Condorcet. Pour ce dernier en effet : « l’égalité absolue dans l’éducation ne peut exister que chez des peuples où les travaux de la société sont exercés par des esclaves[1] ». Instaurer un tel principe au départ de toute démarche éducative, c’est inconsidérément niveler les aspirations et uniformiser les perspectives de développement individuel. C’est imposer par la force d’une unité proclamée un lien social artificiel et viser à travers lui une société de conformisme.

La grandeur de Condorcet, son courage politique, est d’avoir conçu la république autrement : comme une association de citoyens formés pour repenser les lois autant que pour s’y soumettre, éduqués à l’esprit critique davantage qu’à l’adhésion irréfléchie aux principes. La raison plus que l’enthousiasme, la liberté de jugement plus que la fraternité postulée, la liberté de choix plus que l’égalité imposée : telles sont les bases de la nation conçue par Condorcet.

Et dans le domaine éducatif, il convient donc de se défier d’un appel aux sentiments, d’une invocation d’opinions arbitrairement institués comme vérités.

Si l’école doit parler de fraternité, elle a surtout pour mission de l’incarner et de la rendre effective. Si elle doit réaliser l’égalité, c’est dans le respect des libertés individuelles et les aspirations de chaque enfant à devenir ce qu’il est. Plutôt que de théoriser sur le « genre » d’homme qu’il convient d’être, elle doit s’évertuer à pacifier les relations entre élèves. Plutôt que de convoquer les grands sentiments et de viser leur expressivité dans les cœurs à travers une solennité de façade, elle doit s’attacher à redresser les esprits et à éveiller les opinions.

La volonté politique de supprimer les filières dites « d’excellence », de ne plus permettre aux élèves et aux familles qui le souhaitent d’accomplir en toute bonne foi républicaine une « distinction scolaire », c’est donc se méprendre sur la nature concrète de l’égalité.

Nous ne vivons pas, nous ne souhaiterions pas vivre dans une société lacédémonienne où chaque citoyen serait mathématiquement « l’égal » des autres, où nulle hiérarchie entre pairs ne subsisterait, où chacun serait corps et âme dévoué à sa patrie, où tous seraient supposés vouloir les mêmes choses et avoir les mêmes goûts. Parce que notre république est pluraliste, parce que les citoyens qui la composent sont pluriels, parce que les enfants en devenir sont indécis dans leurs aspirations, notre école doit permettre l’expression des choix et l’affirmation des différences. Toute la difficulté de sa tâche consiste alors, non à égaliser mécaniquement tous les parcours, mais à permettre à chacun - quelle que puisse être son origine - de pouvoir se différencier tout aussi bien que les autres dans une recherche d’excellence aux multiples aspects. L’égalité ainsi comprise est donc de départ plus que de destination, de condition plus que de situation : c’est la seule qui soit réaliste, concevable, raisonnable.

Education nationale ou instruction publique

Ces interrogations conduisent alors à considérer la fin ultime de l’institution scolaire et à travers elle la nature de la république. Doit-elle éduquer tous les élèves à des valeurs exclusives et imposées à tous - fut-ce aux dépens des croyances personnelles des familles ? Doit-elle plutôt se fonder sur la raison et élever chaque enfant au discernement critique ? Education au rationnel et au raisonnable, ou catéchisme laïc ? Eveil à l’autonomie du jugement ou endoctrinement républicain ? Cette alternative est clairement, à nouveau, devant nous. Elle était, là encore, au cœur de l’opposition entre les Montagnards et Condorcet. Pour ce dernier en effet le fondement de la république n’est pas l’adhésion enthousiaste à des principes mais la capacité donnée à tous les citoyens d’exercer une liberté de jugement éclairée. Or, « la liberté de jugement ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire »[2].

L’école doit donc enseigner des savoirs, elle doit par ailleurs éduquer chacun à la tolérance la plus absolue à l’égard de toute forme d’opinion qui ne relèverait pas d’une vérité scientifique. Les sujets de société, les questionnements philosophiques ou religieux comme les idées politiques ne doivent donc être évoqués que pour ce qu’ils sont : des représentations personnelles et soumises à l’épreuve de la raison critique, mais sur lesquelles nulle validation publique ne saurait être définitive - sauf pour celles qui sont manifestement condamnables en droit.

Dans cette perspective, l’école a avant tout pour mission d’instruire plus que d’éduquer, d’enseigner des savoirs plus que d’imposer des principes. L’éducation morale qu’elle propose aux élèves doit être celle de la raison individuelle, de l’exercice d’un discernement qui vise à inculquer l’esprit de tolérance. Que chaque élève puisse d’abord comprendre la vision du monde de l’autre, exerce sans parti-pris son jugement pour se mettre à la place d’autrui à travers la seule faculté qu’il partage avec lui : sa raison personnelle.

Mais l’éducation nationale doit s’arrêter aux bornes de ce chemin au-delà duquel se trouve l’adhésion subjective. La morale publique est une morale d’ouverture et de sens critique qui vise à écarter toute vision du monde qui porte potentiellement atteinte aux intérêts de la société ou à l’intégrité de l’homme. Car derrière cet enclos de la croyance intime se trouvent alors « des droits que la puissance publique doit respecter ». Condorcet nous rappelle ainsi que l’éducation des enfants relève aussi des familles prises individuellement : « on commettrait donc une véritable injustice en donnant à la majorité réelle des chefs de famille[3], et plus encore en confiant à celle de leurs représentants le pouvoir d’obliger les pères à renoncer au droit d’élever eux-mêmes leur famille »[4].

Mais un tel positionnement est-il alors tenable face aux dangers actuels du terrorisme et du fanatisme ? La mobilisation pour les valeurs de la république n’impose-t-elle pas un endoctrinement des esprits au nom même de la tolérance ? L’extrémisme n’implique-t-il pas, en miroir et en réponse, une intransigeance dogmatique ? C’est sensément l’inverse de ces postures qu’il convient de mobiliser. Car on ne peut répondre à un endoctrinement par un autre - eusse-t-il un label républicain – sans affaiblir irrémédiablement la cause de l’esprit de tolérance que l’on entend servir. Le modèle spartiate, en matière d’éducation, anéantit d’abord l’autonomie du jugement personnel, abolit la confiance que doit avoir tout citoyen envers le service public. Il livre chacun à un désarroi intellectuel et à une confrontation des esprits – le fameux « choc des civilisations ». Car ce serait alors la force des idées, et non plus leur qualité argumentative, qui constituerait le principe de leur affirmation. Et un argument d’autorité n’a jamais été un argument - fusse-t-il exprimé par un service public éducatif.

Le dogme de l’utilitarisme

Il y a donc bien un risque qui pèse sur la république dans ce nouveau dogmatisme spartiate. Au nom même de l’urgence d’une situation de tension sociale, de la gravité d’une crise de l’éducation, on renoue inconsidérément avec des postures qui ne feront à terme qu’aggraver les maux et creuser les difficultés. Au nom d’un pragmatisme qui ne se dit pas, les enseignements jugés « inutiles » ou superflus seraient relégués à des places subalternes, à des rangs pédagogiquement insignes. La défense affichée d’un socle commun[5] invite au pas de charge à aller à l’essentiel, à écarter le superfétatoire ou l’ostentatoire.

Par un sidérant raccourci des esprits, toute distinction est jugée illégitime, toute recherche d’excellence frappée d’iniquité. Symétriquement et selon la même logique l’éducation parentale, parce qu’elle est jugée faillible, serait en passe de se heurter à un moralisme public. Ce qui s’avère alors irrémédiablement compromis dans cette nouvelle approche de l’école, c’est le lien pourtant essentiel d’une confiance partagée entre l’institution et les citoyens. Ce lien se fonde sur l’apprentissage de la raison, sur la révocation des sentiments et sur la fin absolue que doit être l’éveil de l’esprit critique en tout élève-citoyen.

Permettre à chacun, par l’apprentissage sanctuarisé des fondamentaux, de se construire son propre jugement, l’inviter au risque de penser par lui-même et de confronter ses idées à la valeur des autres : tels sont les principes fondateurs de l’école.

Et la première des valeurs est alors celle de la liberté d’expression car elle conditionne l’effectivité même de toutes les autres. Ecoutons donc, en conclusion de ce diagnostic d’un triste retour de l’Histoire, les conseils de celui qui s’est courageusement confronté à ces premiers travers éducatifs : « généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts »[6].


[1] Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique.

[2] Op. cit.

[3] Issue d’un suffrage

[4] Op cit.

[5] Que Condorcet fut par ailleurs le premier à promouvoir : « le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme, de père de famille et de citoyen, pour en sentir, pour en connaître tous les devoirs ». Op. cit.

[6] Op cit.

Dernière modification le mardi, 24 novembre 2015
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.