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Une contradiction performative
Comment transmettre l’esprit de tolérance aux élèves ? Sur quelles approches, sur quels postulats éducatifs faut-il fonder la liberté d’expression ? Ces questions, à la fois morales et pédagogiques, citoyennes et scolaires, sont désormais au cœur de notre débat public. 

Si elles se posent aujourd’hui avec une douloureuse acuité, c’est à la fois parce qu’elles marquent une fracture culturelle majeure entre deux représentations du monde distinctes autant qu’irréconciliables, et parce qu’elles sont également porteuses d’une contradiction patente. Philosophiquement parlant, le sujet est en effet un « classique » : la liberté d’expression peut-elle inclure ce qui lui porte directement atteinte ? La tolérance peut-elle tolérer ce qui est culturellement intolérable ? Ces contradictions en abime révèlent alors un positionnement complexe. Défendre le principe de la liberté d’expression, c’est en effet immanquablement s’exposer à une authentique contradiction performative : la situation de celui qui parle contredit potentiellement la vérité de son discours. Pour être en effet logiquement valide, la liberté d’expression doit pouvoir s’appliquer à toute opinion, refuser toute discrimination à caractère intellectuel. Or ce positionnement comprend et légitime de fait les discours qui dénient son existence ou sa propre validité, qui contestent éventuellement ses fondements éthiques. Inversement, établir des distinctions entre les idées compatibles avec ses principes et celles qui ne le sont pas, les rejeter à ce titre, c’est justement nier l’essence même de ce qu’elle est. Le principe de la liberté d’expression est donc en apparence autodestructeur puisqu’il justifie la validité de ce qui potentiellement le condamne ; ou à l’inverse condamne, en se contredisant, ce qui lui est idéologiquement inconciliable.

Liberté d’opinion et paix sociale

Cette contradiction inaugurale étant posée, il y a alors deux manières distinctes d’en sortir. La première solution, celle qui est politiquement privilégiée aujourd’hui, consiste à établir un délit d’opinion. En d’autres termes il y aurait des idées qui n’en seraient pas réellement, qui exprimeraient au-delà des mots des actes potentiellement criminels. Le droit serait alors une réponse au problème, la justice différenciant ce qui relève du domaine des idées et ce qui tombe sous le registre de la loi. Et c’est ici la réponse convenu, démocratiquement valide, aux excès de la liberté d’expression. Mais un tel positionnement n’échappe pas, cependant, au plus élémentaire examen critique. Car les postulats qui fondent la décision de justice sont eux-mêmes de l’ordre de l’opinion. La conception républicaine de la justice est elle-même une « idée », aussi noble et consensuelle soit-elle. Elle n’échappe pas en tant que telle, conceptuellement, au cadre global qu’elle prétend pour autant circonscrire : celui d’être un objet culturellement construit. L’argument selon lequel le droit, par la « nature » distincte de sa réalité notionnelle, pourrait légitimement s’imposer à des opinions sans contredire pour autant le principe de leur libre expression, ne tient donc pas. Le contexte culturel et historique de la formulation des règles de droit les inclut bien dans la catégorie des idées – leur diversité et leur variabilité dans le temps comme dans l’espace en étant une illustration suffisante : « vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Si le droit sanctionne donc des délits d’opinion, il le fait au nom d’un autre principe que celui de la liberté d’expression : c’est celui de la paix sociale et de la sécurité des citoyens.

Liberté d’expression et « main invisible » de la raison

Il y a cependant une seconde réponse au dilemme de la liberté d’expression qui consiste, non à faire artificiellement sortir certaines idées du champ de l’opinion, mais à postuler le principe de leur autorégulation. Les idées étant par essence le produit de la raison, l’espace public qui les fait advenir étant lui-même structuré sur cette double exigence du rationnel et du raisonnable, de leur confrontation même doit advenir la vérité la plus acceptable et la plus consensuelle.

Cet équilibre du pluralisme constitue alors le postulat le plus élémentaire de la démocratie. On ne peut moralement et intellectuellement être démocrate si l’on n’adhère pas à cette conviction, à cette foi républicaine selon laquelle les idées se distinguent et se confrontent, par une forme de darwinisme intellectuel qui consacre les plus recevables, disqualifie les plus insupportables sous l’arbitrage de la raison. Le tribunal de l’examen critique plutôt que celui du droit : tel est, tel doit être le seul recours logiquement conforme, éthiquement acceptable, face aux dérives de la liberté d’expression. Toute autre position, pour fondée qu’elle soit en droit, s’avère en effet intenable en raison : instruisant une supercherie intellectuelle sur une liberté d’expression qui serait ainsi « à géométrie variable ». Car la liberté d’opinion est totale ou inexistante : la brider juridiquement, c’est la nier conceptuellement. C’est faire, au final, le jeu de tous ses détracteurs qui peuvent à bon compte se prévaloir de cette partialité juridiquement instruite. La question ne peut donc être une question de degré ou de « mesure » : la liberté est ici un fait ou n’en est pas un, elle subit une censure ou n’en subit pas.

La double voix d’une pédagogie de la liberté d’expression

Enseigner la liberté d’opinion aux élèves, c’est donc d’abord leur enseigner l’esprit critique afin d’édifier en eux cette aune du rationnel et du raisonnable. C’est, à travers cette exigence, les éveiller à la force des idées, à la confiance en la raison qui doit prévaloir sur toute autre appréciation : sur les débordements affectifs, sur les sympathies identitaires, sur les invitations compassionnelles. C’est ensuite, dans un second temps, les éveiller aux risques et aux conséquences des idées. C’est leur faire mesurer à quel point les paroles sont aussi des actes, les opinions potentiellement des agressions, les discours des armes de manipulation. Si le recours au droit est donc fondé, c’est en un second temps qui n’est plus celui de la libre expression mais la garantie de la sécurité commune, la préservation des plus faibles ou des plus exposés à la vindicte verbale ou aux incitations haineuses.

Il est donc deux réponses possibles et exigées aux excès de la liberté d’expression. Le premier, pleinement conforme à ses principes, consiste à répondre à une opinion condamnable par une opinion « droite » - ce qualificatif forgé par Platon suggérant la vertu d’une idée qui a pour elle l’étayage de l’argumentation rationnelle. Le second, légitimé par l’exigence sociale, vise à prendre les idées pour ce qu’elles sont aussi, à démasquer les « non-dits » de leur existence verbale : des modalités d’action et de violence à l’encontre d’autrui. La réponse juridique est alors, sur un tout autre registre que celui des idées, le règlement institutionnel pour une question d’ordre public.

Revendiquer les limites de la liberté d’opinion

Mais il convient cependant, inévitablement, de ne pas nier le caractère attentatoire à la pure liberté d’expression que représente le recours au droit. Ne pas avoir le droit de tout dire est bien une limite posée à la liberté d’expression. Et une société démocratique est pleinement en droit de préférer l’exigence de paix sociale et de sécurité de tous à celle de la liberté d’opinion : l’une n’est pas totale, ses modalités d’expression ne sont pas absolues, parce que les impératifs de l’autre s’imposent à elle. Oui, il existe bien des conflits de valeurs au sein d’une république laïque – cela s’appelle des dilemmes, ils expriment toute la difficulté de trancher sur des sujets éthiques. Oui, il convient de les assumer au grand jour, sans détours ni arguties fallacieuses qui prétendraient justifier des contradictions manifestes.

C’est alors le principe d’une subordination de la liberté d’expression à celui de la sécurité de chacun qui doit être proclamé et expliqué aux élèves. Le droit limite l’exercice de toutes les libertés : celle des opinions n’échappe pas, par on ne sait quelle improbable magie verbeuse, à cette exigence morale. Tout n’est donc pas bon à dire, même si toute idée – aussi criminelle soit-elle – doit trouver aussi et d’abord sa réponse sur le terrain des opinions. Car abandonner au droit la nécessité de surmonter les idées criminelles, c’est renoncer au principe même de la liberté d’expression – c’est, au-delà, faire abdiquer la raison elle-même.

Droit contre liberté

La réponse éducative à cette question est donc nécessairement complexe, fondamentalement établie sur deux champs distincts qui sont d’une part celui de la pure réflexion et de la capacité à comprendre par soi-même le sens d’une vérité sociale, d’autre part celui de la loi. Toute la difficulté de l’explication porte alors sur la justification d’un primat donné au droit sur la liberté : l’idée même de droit présupposant le principe d’une restriction des libertés personnelles. Avoir des droits, ce n’est pas trop simplement « avoir le droit » de faire ce qui nous plaît, mais bien restreindre l’expression de ses envies. De la même manière, bénéficier du droit à la liberté d’expression, c’est inévitablement être contraint dans l’affirmation de ses idées par le respect dû aux autres. La question se pose alors, ultimement, vis-à-vis de la nature de cet arbitrage qui instruit quant aux limites qu’il convient de donner à l’expression des opinions.
 
Culturellement inscrit dans une tradition historique, celle de l’héritage judéo-chrétien et de son universalisme, le droit et l’exigence républicaine ne sont pas exempts d’une identité et d’une tradition. Cette autre vérité est incontournable : l’universalité de la loi est un postulat culturel, non une réalité de la condition humaine. Appliqué à des individus qui se revendiquent d’une autre tradition, elle n’en reste pas moins indiscutable et légitime. Car sa justification la plus haute est fondamentalement celle que lui confère l’histoire d’un peuple : c’est le droit, pour toute société, de se donner les principes qui définissent son identité la plus profonde. Bien en deçà de l’affirmation intenable d’une vérité qui serait à la fois culturellement posée et universelle dans ses applications, le droit républicain se fonde d’abord sur une vision spécifique de l’humanité qui entre historiquement en contradiction avec d’autres vérités culturelles.
 
Loin de faire prévaloir un « choc » entre ces identités distinctes, il convient alors de réaffirmer auprès des élèves un principe élémentaire : chacun doit se soumettre aux lois de son pays. Il doit le faire non parce qu’elles seraient les plus justes ou les meilleures du point de vue de son jugement personnel, mais tout simplement et sans discussion possible parce que c’est la première de ses obligations républicaines : celle qui le rattache à la communauté de ses semblables.
 
Cette vérité-là est de nature relativiste, elle exprime fondamentalement ce que Pascal appelle une « raison de derrière » - à savoir respecter la justice, non parce qu’elle serait vraie ou parfaite, mais parce que sa vérité est d’abord dans cette obligation même. Il y a donc bien, au final, une vérité plus impérieuse encore que la liberté d’expression et qui s’impose à elle : cela s’appelle le droit et l’Etat de droit.
Dernière modification le vendredi, 20 novembre 2015
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.