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L’exigence de la diversité culturelle apparaît comme le 2e volet de cette même bataille pour la sauvegarde du patrimoine naturel et humain et pour son avenir, qui est menée en faveur de la biodiversité. Nul ne doute plus de l’importance de la survie des écosystèmes naturels et des espèces menacées par les monocultures, la déforestation et la pollution, pour sauvegarder la richesse du patrimoine vivant et l’évolution de la vie.

Les écosystèmes culturels

Il faut défendre désormais aussi et promouvoir les écosystèmes culturels. Le thème de la diversité culturelle est tout récent. Il est né au Québec, dans l’urgence, face à l’effet conjugué, démultiplicateur et soudain de la mondialisation et de la montée en puissance des nouvelles technologies numériques de communication, qui semblent imposer la domination de l’anglais/américain. Nous avons d’abord réagi ici, puis en France, au nom de la Francophonie et de l’exception culturelle. Il nous apparaît maintenant que cette bataille concerne beaucoup plus qu’une langue menacée : la légitimité de cette lutte relève plus largement de l’importance fondamentale de la diversité culturelle.

-  Le rappel de la diversité culturelle est d’abord un réflexe de sauvegarde face à l’appauvrissement que représenterait une “ culture mondiale ” véhiculée par une seule langue. Nous réaffirmons l’importance des langues maternelles, qui sont autant d’accès à des cultures plurielles, à une diversité et à une richesse patrimoniales, qui  ont fait la grandeur de l’histoire de l’humanité. Imaginez un monde où ne survivraient qu’une seule espèce animale, une seule sorte de fleur, une seule culture, une seule langue : quelle désolation!

- Chaque langue maternelle est une image du monde, exprimant des valeurs, des sensibilités, un imaginaire et des structures différentes, propres à chaque peuple.

- Apprendre les langues “ étrangères ” est donc essentiel pour élargir notre conscience du monde, une  formation irremplaçable pour l’esprit.

- La diversité culturelle est aussi un réflexe identitaire, essentiel à la survie de petits pays, des populations minoritaires, face aux grands blocs politiques et aux pouvoirs centraux.

-  La diversité culturelle n’est cependant pas le refuge irréel de la vertu égalitaire. Loin de là! Elle est inévitablement l’objet de rapports de force politiques, où les plus puissants ne manquent pas d’exercer des stratégies de pouvoir peu respectueuses des droits historiques des minorités, suscitant résistances, dénonciations et batailles légitimes de celles-ci.

-  La diversité culturelle s’oppose au nivellement des identités et ne peut se fondre dans un “ multiculturalisme ”, qui, sous le râteau fédérateur du jardinier, distribue dans un parterre la diversité des fleurs comme des bouquets. Il faut reconnaître aux écosystèmes culturels les moyens de se protéger et de se promouvoir eux-mêmes, selon leurs propres valeurs, dans le respect des autres diversités.

-  Quand l’identité d’un peuple est menacée, la diversité culturelle implique donc légitimement une politique d’inclusion du fait migrant;  et à l’inverse, quand  elle est forte, une politique d’ouverture.

-   L’identité culturelle constitue un cadre de référence et d’équilibre  psychologique et politique nécessaire et légitime pour les individus, face à la conscience du monde, tout aussi nécessaire.

-   Au sein même de l’espace anglophone, nous avons à cœur  de même de promouvoir la  spécificité des cultures canadienne, mais aussi californienne, australienne, anglaise, sud-africaine, écossaise ou irlandaise, etc.

-  La diversité culturelle ne doit pas se défendre seulement entre riches et Blancs, mais  là aussi où elle est souvent la plus menacée : dans les populations noires ou indiennes, pauvres, marginales, ou soumises à la loi du plus fort.

-  La diversité culturelle implique l’esprit de tolérance.

-  La diversité culturelle est aussi un réflexe de défense de la démocratie  plurielle face à l’essor des nouvelles technologies numériques de communication.

Les ténors de l’hyper libéralisme nous annoncent que la mondialisation du commerce et des nouvelles technologies de communication vont supplanter les États, les Nations et répandre le progrès et la démocratie dans le monde entier. Nous avons déjà entendu ce message au temps des conquêtes religieuses et coloniales et des impérialismes. Nous croyons plutôt que l’exercice de la démocratie ne peut s’épanouir sous la domination de grands pouvoirs centraux, technocrates et anonymes, et qu’il faut sauvegarder l’échelle humaine de proximité des communautés locales, régionales et nationales.

Un espoir

Mais la partie n’est pas perdue d’avance. Le surgissement et l’accélération extrêmement rapide de la mondialisation, de la convergence des médias numériques et de la nouvelle économie ont créé beaucoup de confusion dans les esprits  et suscité des réactions de peur excessives. Nous devons nous battre pour la diversité culturelle, et cela en vaut la peine, car il y a beaucoup de raisons objectives, pour que la diversité l’emporte.

Certes nous assistons à une prise de contrôle par des grands groupes commerciaux de la convergence médiatique des réseaux, logiciels  et contenus, mais l’Internet est une toile qui exclut théoriquement la domination d’un pouvoir central et qui peut favoriser finalement la diversité. En outre, la démocratie exige la limitation de ces monopoles et un équilibre concurrentiel entre eux.

- L’Internet n’est pas qu’un centre de télé-achat pour des citoyens ramenés au statut de simples e-consommateurs. Il offre aussi de formidables possibilités de  développement de communautés virtuelles, d’exercice de la démocratie électronique et de contre-pouvoir.

- L’Internet est aussi le lieu de tous les self-médias, de toutes les initiatives individuelles ou locales pour se faire entendre, donner voix à un groupe, à une culture opprimée, à un écrivain, à une cause marginale.

-  L’Internet deviendra à son tour une Tour de Babel, comme le téléphone ou la télévision, où l’anglais sera en compétition avec des milliers d’autres langues. Le succès des systèmes de traduction en ligne va s’amplifier. Il ne faut pas croire que l’Internet imposera définitivement la domination de l’anglais. C’est tout simplement faux! Au contraire, il donnera de nouvelles chances à la diversité des langues. Actuellement, seulement 1 personne sur 20 peut se connecter à l’Internet, ce qui signifie que 95% de la population humaine n’est pas branchée sur Internet; et plus de 90% de la population mondiale n’est pas de langue maternelle anglaise. Il faut donc remettre le débat dans une perspective plus réaliste et ne pas se battre contre des fantômes! Il est légitime que ceux qui ont créé le réseau Internet en bénéficient les premiers. Où est le scandale? Le téléphone aussi a été inventé par des anglophones et on y parle aujourd’hui toutes les langues.

-   Les institutions internationales qui nous disent que la moitié des 6000 langues existant actuellement sur la planète aura disparu dans 50 ans sont bien pessimistes! Cela n’est tout simplement pas vraisemblable!

-   La globalisation est à la fois un rêve naïf d’hommes d’affaires et une crainte excessive d’intellectuels pessimistes; en réalité, elle n’est qu’une tendance très superficielle, - et qui n’a pas que de mauvais aspects, par exemple en ce qui concerne l’environnement, les droits de l’homme, les catastrophes naturelles, etc., et n’existera sans doute jamais pour de bon! Et il n’est pas raisonnable de s’opposer à la libre circulation des idées, des personnes et des biens. Cependant le cosmopolitisme n’est pas un état, qui se consolide, mais une dynamique toujours instable, vulnérable, même à Hong Kong, à New York, à Montréal ou à Paris. Le monde n’est ni un ordinateur, ni une marchandise, ni un marché global, ni un Holiday Inn et ne le sera jamais.

Si la tendance se renforçait trop, des forces opposées se déchaîneraient sans doute. De nos jours déjà, nous voyons monter les contestations périphériques et une conscience mondiale critique pour dénoncer efficacement la pollution de l’environnement, les OGM, les accords multilatéraux, les violences, les abus de centralisme, les excès de la volonté américaine de mettre le commerce mondial à son pas et d’y inclure les cultures, etc.

-  Il faut, à l’inverse de ces trop puissants prophètes du bonheur par la simplification, dénoncer cette utopie technologiste naïve, pernicieuse et quelque peu totalitaire, selon laquelle nous entrerions dans un cyberespace meilleur, qui va se substituer progressivement à notre monde réel conflictuel, fragmenté et malheureux.

-  Tout système de pensée unique est dangereux. La chute du mur de Berlin a  laissé la voie libre au capitalisme électronique rédempteur, qui prétend régner désormais sur l’ensemble de la planète. Pour ses adeptes, nous allons réaliser enfin le but de l’humanité sous le signe de la mondialisation, de l’hyper libéralisme, des technologies  numériques omniprésentes, du commerce électronique triomphant, d’une communication planétaire instaurant partout le dialogue et les libertés individuelles. Nous sommes confrontés là à un débordement de pensée magique, totalement irréaliste!

-  De fait, même le commerce électronique exigera plus de culture, plus de style, plus de références locales et linguistiques pour réussir auprès des consommateurs individuels. Le peu d’empressement actuel des acheteurs à se commettre dans ces entrepôts virtuels et anonymes sur Internet le démontre amplement. Pour les petits comme pour les grands échanges économiques, il faut savoir penser et agir localement, et respecter les cultures, quoiqu’on ait pu en dire. Depuis l’Antiquité, le commerce a favorisé le dialogue des hommes et des cultures. Mais c’est finalement l’esprit qui est toujours plus fort que le commerce; la richesse des cultures est plus importante en bout de compte pour chacun de nous, que celle des grands marchands et des puissants de ce monde.

-  La diversité culturelle n’est pas née sous le signe du malheur et du péché originel. Le mythe de la Tour de Babel nous rappelle que l’excès de volonté de pouvoir tend à son propre effondrement et annonce le retour de la diversité comme une valeur humaine essentielle.

Notre monde évolue à l’évidence dans le sens du dialogue des cultures. Les nouvelles générations aiment le patchwork, le mélange et l’hybridité des références, des sensibilités et des imaginaires dans la musique, la danse, l’architecture, le cinéma, l’art, la littérature d’aujourd’hui. Les cultures se rencontrent, se ressourcent les unes dans les autres, comme les langues, y compris la langue de Shakespeare, qui mérite mieux que de devenir un véhicule international utilitaire pour le commerce électronique et la navigation aérienne. Et déjà, à l’ère de la mondialisation prétendue, nous voyons resurgir le goût de voyager pour découvrir d’autres cultures, la diversité des artisanats, des cuisines, des villes et des villages, des paysages, des faunes et des flores; et nous assistons à une diversité et une richesse inédites de productions culturelles en langues locales, ainsi qu’à une forte croissance de la consommation culturelle.

- Ce qui est important pour la diversité culturelle, ce sont les rencontres, les mélanges, mais aussi les résistances, les affirmations ou les ruptures qui font la vie culturelle.

- Les gouvernements ont à charge certes de réguler les excès de pouvoir, mais  aussi et surtout de donner des moyens financiers et institutionnels à leurs propres créateurs, pour soutenir leur dynamique  dans le concert mondial des langues et des cultures.

- La diversité culturelle est un enjeu essentiel de notre humanisme, qu’il faut sans cesse réaffirmer face au non-sens de ceux qui nous annoncent un post-humanisme d’algorithmes, d’intelligences artificielles et de manipulations génétiques programmées.

- Cultiver la diversité, ce n’est pas renoncer aux valeurs de l’universalisme et de la Déclaration universelle des droits de l’homme; bien au contraire, car la diversité des langues et des cultures fait partie des valeurs fondamentales de respect des différences d’opinions et de croyances qui y sont affirmées.

Il serait quand même prudent d’y ajouter quelques lignes explicites pour la diversité culturelle et linguistique, que les idéologies de l’époque avaient oblitérée. Nous sommes chacun tout à la fois citoyen du monde et de notre famille, de notre village, de notre communauté identitaire, de notre différence.

Il faut toujours refaire l’éloge de la différence, contre tous les abus uniformisateurs, même inavoués, et chercher des alliances, avec les autres cultures, autochtones, hispaniques, japonaises, arabes, indiennes, européennes, etc., pour faire respecter la diversité culturelle : une valeur de l’humanité qui exige une vigilance incessante.

- L’ironie et le sarcasme expriment la dignité de l’homme désespéré, mais qui lutte et qui honore la vie. Et qui tente de l’aimer.

Hervé Fisher

Mythanalyse du futur - Année 2000 http://www.hervefischer.net/mytha.php

Dernière modification le vendredi, 08 décembre 2017
Fischer Hervé

Artiste-philosophe, né à Paris, France, en 1941. Double nationalité, canadienne et française. Hervé Fischer est ancien élève de l'École Normale Supérieure (rue d'Ulm, Paris, 1964). Il a consacré sa maîtrise à la philosophie politique de Spinoza (sous la direction de Raymond Aron), et sa thèse de doctorat à la sociologie de la couleur (Université du Québec à Montréal). Pendant de nombreuses années il a enseigné la sociologie de la culture et de la communication à la Sorbonne-Paris V (Maître de conférences en 1981). A Paris il a aussi été professeur à l'École nationale Supérieure des Arts décoratifs (1969-1980). On lui doit de nombreux articles spécialisés, participations à des ouvrages collectifs et conférences dans le domaine des arts, de la science et de la technologie, en rapport avec la société. Parallèlement il a mené une carrière d'artiste multimédia. Fondateur de l'art sociologique (1971), il a été l'initiateur de projets de participation populaire avec la radio, la presse et la télévision dans de nombreux pays d'Europe et d'Amérique latine, avant de venir s'installer au Québec au début des années 80.