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Notre administration publique est aujourd’hui neurasthénique. Le diagnostic s’impose et nécessite l’urgence d’une prise en charge adaptée du patient. Malaise persistant, indécision, perte de confiance et de repères dans la société, fièvres procédurières et inaction patente, renoncement à l’efficacité...

Ce subtil mélange d’apathie et d’agitations vaines, de circulaires produites avec application mais sans aucun souci des conséquences : tout cela, ces énergies innombrables et stérilement mobilisées, ces attentions résolues à des problèmes persistants, signent au final la nature du mal.

Et la souffrance du malade est désormais perceptible par son entourage. Les administrés regardent en effet avec de plus en plus d’apitoiement et de désarroi ces grands mouvements circulaires qui brassent un air vicié. Tous veulent s’en protéger, espèrent encore pour les plus déterminés et, stoïquement, réduisent leurs exigences face au grand corps palpitant. Errons un peu, curieux et compatissants, en ces lieux assombris. Et regardons subrepticement, avec un œil clinicien et interrogateur, l’une des chambres occupées de ce vaste hôpital de l’administration publique.

Le patient « éducation nationale » est au plus mal.

Il souffre très clairement d’un déphasage chronique entre sa conscience du réel et la nature de ses actes. Le monde dans lequel il œuvre est en crise : élèves décrocheurs, iniquité du système scolaire, inefficacité des formations, déchéance progressive de la qualité des apprentissages relevée année après année par les enquêtes internationales… Sa vision, sa perception des choses éducatives est donc bien exacte. Ses récepteurs sensoriels fonctionnent admirablement. Nulle altération n’est à craindre de ce côté-là : son trouble est ailleurs.

Tout se passe comme si, en un phénomène très étrange, les actions entreprises au nom d’objectifs lucidement exprimés aggravaient invariablement la nature même des difficultés. En toute inconséquence logique, en semi-ignorance de cause, on connaît donc le mal, on veut y remédier, mais le malade-thérapeute fait concrètement l’inverse de ce qu’il conviendrait de faire…

Ainsi, par exemple et à titre presque anecdotique pour lutter contre l’iniquité scolaire, on supprime les sections européennes qui permettaient aux élèves qui ne disposaient pas dans leur environnement familial de tels bains linguistiques et culturels d’accéder malgré cela à ces compétences.

Dans la même pathologie de raisonnement, pour lutter contre la baisse constatée – dans PISA notamment… - du niveau des élèves on réduit la place des enseignements disciplinaires au collège – au profit de montages improbables et autres dispositifs pluri, inter ou multidisciplinaires qui égarent professeurs et élèves. Le patient sait le bien, mais fait l’inverse de ce que sa saine conscience lui commanderait. Altération du jugement ? Sans doute pas. Confusion idéologique pour des mesures dépourvues de tout pragmatisme éducatif. Incontestablement. Le réel est là, constaté - mesuré même dans la gravité de ses problèmes. Mais c’est le sens du réel qui s’avère ici cruellement, tragiquement défaillant.

Car au-delà des actes posés, le symptôme le plus global de cette pathologie réside dans le positionnement du patient. Tout se passe comme si ses propres opinions étaient constatées plutôt que voulues et authentiquement choisies. Toute se passe comme si les difficultés relevées n’imprimaient pas suffisamment dans l’esprit pour induire des actions conséquentes. Les mouvements de ce corps sont donc atones, sans vigueur ni énergie visibles. Les muscles restent mous, les gestes se font au ralenti : comme pris dans un pesant liquide, empoissés dans une pression du milieu qui entrave tout déplacement.

En fait, le neurasthénique reste le spectateur de ses décisions, le complice résigné de ses actes : sans qu’il soit réellement possible de saisir en lui une authentique adhésion à ce qu’il entreprend comme - y compris - à ce qu’il lui arrive de dire. Il constate ses propres opinions au lieu de les choisir. Il prend acte de ses actes au lieu de les impulser. C’est là à n’en pas douter la caractéristique majeure de son trouble. Incapable de vouloir et de choisir, il subit les évènements qu’il est supposé impulser. L’action reste de façade, les résolutions prises achoppent sur le réel et l’énergie se perd dans les méandres d’une pensée administrative égarée. Les objectifs restent clairs. Mais cette clarté aveugle ; tant l’urgence la rend criante. L’idéologie fait alors le reste, opacifiant définitivement la vision.

Cet état paradoxal de spectateur/acteur s’explique par une certaine incapacité à conscientiser le réel : non dans ses manifestations immédiates, mais dans leurs interprétations. Car le corps du patient reste trop pris dans ses réflexes, trop prisonnier de ses gestes routiniers pour authentiquement appréhender les évolutions de son environnement. Habitué à tout centraliser, il ne se dessaisit pas de ses prérogatives au nom d’une autonomie locale dont il prononce pourtant, dans un vide administratif retentissant, le mot gigogne. Marqué par l’objectif ancestral de sélectionner les meilleurs élèves, il exprime sans convictions sa volonté nouvelle de tous les accompagner jusqu’au bac : sans rien modifier, par ailleurs, aux méthodes d’évaluation par notation, aux procédures d’orientation par défaut, aux pratiques pédagogiques des enseignants.

Ces décisions sont donc autant de velléités, donnent lieu à autant de gesticulations étriquées, de mesures poussives. Leur restitution médiatique, en revanche et par contraste, s’accomplit avec emphase et autosuffisance. Le torse est aussi bombé que le verbe éducatif reste vide. Mais ces mouvements de gorge ministériels ne dupent personne sur l’état réel du neurasthénique qui doute bien de lui-même. Il est authentiquement devenu spectateur de ce qu’il dit, commentateur de ce qu’il prétend vouloir faire. Le constat d’impuissance a gagné jusqu’à sa propre mauvaise foi - signe du désordre de sa conscience et de l’altération du pouvoir.

Quelle thérapie convient-il d’envisager pour un tel mal ? Comment, surtout, éviter un effet de contagion ? Les pensées éducatives mènent tout, et personne ne pense. La place de la conscience est vacante. Seuls subsistent à ce jour des mots lancés en bouquets : « interdisciplinarité », « école du numérique », « différenciation pédagogique »… Le patient Education Nationale est devenu le spectateur hagard des multiples incantations administratives qu’il a la charge de diffuser. Et ce « spleen » nous gagne tous…

Dernière modification le lundi, 28 novembre 2016
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.