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"S’il est clair aujourd’hui que les technologies numériques ne suffiront pas à changer le monde, le monde ne changera pas sans l’apport des technologies numériques".
Interview de Daniel Kaplan, cofondateur et délégué général de la Fing. Accès sur Inryality
Interview initialement publiée dans le Rapport Annuel Inria 2011
 
 
"Comment analysez-vous l’impact des technologies numériques sur la société ?

Le premier point important, c’est la massification des pratiques numériques et leur diversification. L’idée d’un monde virtuel séparé du monde réel ne correspond plus à la réalité. Aujourd’hui, le numérique est au cœur des mécanismes sociaux et économiques, des organisations et des modes de vie. Il change la façon de bouger, d’occuper l’espace, d’organiser son temps, de communiquer, de travailler, de produire, distribuer et consommer...

Deuxième point : le développement du numérique s’inscrit depuis toujours dans une tension entre ordre et désordre. Nous sommes fier de notre traduction de computer par ordinateur, mais elle n’est pas neutre : l’ordinateur... met de l’ordre ! A cette informatique tournée vers l’efficacité, l’ordre, s’en ajoute une autre qui privilégie l’innovation, le changement de pratiques sociales, l’interpénétration entre sphères publique et privée, et surtout, la communication entre les gens, moteur principal du développement du numérique. Dès qu’on ouvre un nouvel espace, les gens se ruent dessus pour poursuivre, étendre, diversifier cette communication. Avec une constante : elle n’accepte jamais de « se faire contenir ». Ce qui est forcément un facteur de désordre.

Et vous estimez ce désordre « utile » ?

Oui, à plusieurs titres. On sait depuis longtemps que toute une partie de la communication entre les gens n’a d’autre objet que la communication elle-même. Elle peut paraître futile, mais est très importante pour mettre de l’huile dans les rouages sociaux. C’est la marque du lien, de l’humanité. Bien sûr, on peut toujours faire une hiérarchie dans l’utilisation des réseaux sociaux, qui commencerait aux lol cats, ces vidéos de chat qui n’ont d’autre but qu’amuser, pour « monter » jusqu’au « printemps arabe ». Pourtant, tout se tient : ce sont les mêmes qui s’amusent sur les réseaux et peuvent ensuite les utiliser autrement. On n’a pas l’un sans l’autre.

Autre effet marquant du numérique : l’abaissement considérable des barrières à l’innovation. On peut, avec un simple micro-ordinateur, inventer des services, des applications, des outils, voire des produits, avec la possibilité d’aller rapidement de l’idée au prototype. Et il y a toujours d’autres personnes avec lesquels échanger ou partager. L’innovation « ascendante » s’appuie sur le numérique pour atteindre de toutes autres échelles (pensons au logiciel libre), de nouveaux domaines (automobiles, drones, machines à laver, services urbains…). Tout cela bouleverse l’ordre établi des marchés, des métiers, invente de nouvelles pratiques. Réfléchissons, par exemple, à ce que pourrait être une ville qui se penserait, grâce au numérique, comme une plateforme d’innovation ouverte pour coproduire des services en matière de mobilité, de propreté, de sécurité, d’éducation, de vie sociale, de culture...

La société craint le « traçage » de l’Etat ou du marketing. Comment répondez-vous à cette question de la confiance ?

Les actes de notre vie produisent des traces numériques de plus en plus nombreuses. Celles-ci sont des ressources vitales pour une économie tournée vers les services, avec un marketing de plus en plus ciblé et personnalisé. Mais aussi pour des autorités publiques de plus en plus inquiètes.

On dit souvent que les mêmes qui s’inquiètent du fichage fournissent volontiers des informations en ligne et disent tout sur Facebook. Ce « paradoxe », maintes fois souligné, n’est qu’apparent. Les gens ne se dévoilent pas vraiment sur les réseaux sociaux : ils se mettent en scène, pour se projeter vers les autres, avec (souvent) une idée précise du résultat attendu. Le problème vient de ce qu’aujourd’hui, les organisations se dotent de moyens toujours plus puissants de collecte et d’exploitation des données personnelles, alors que les individus n’en retirent rien : ni connaissance, ni conscience, ni capacités d’action. Imaginons que, demain, vous ayez accès à toutes les données que les organisations possèdent sur vous, pour en faire ce que vous voulez : analyser votre consommation ou votre mode de vie, faire un bilan de compétences, mesurer votre bilan carbone, mettre différents fournisseurs en concurrence…

En considérant les données personnelles comme des actifs mobilisables par les individus, on renverse la relation avec les organisations et on recrée les conditions d’une confiance. Ce projet anime aujourd’hui des chercheurs, des innovateurs et même des gouvernements dans plusieurs pays du monde.

Mais comment résister à « l’exposition » de soi-même par les autres sans son consentement ?

Je crois plus à des réponses agiles qu’à la chasse aux données dans l’espoir de les effacer définitivement. Je pense par exemple aux méthodes d’obfuscation – noyer (pour les autres) les données signifiantes sous un déluge de « bruit ». En matière de « droit à l’oubli », nous nous sommes intéressés à des travaux s’appuyant sur la manière dont la mémoire humaine réécrit en permanence le passé pour créer des systèmes qui, à mesure que le temps passe, oblitéreraient aléatoirement certains enregistrements, en flouteraient ou en réalloueraient d’autres. La valeur statistique subsisterait, mais l’on ne pourrait plus attribuer de manière certaine une donnée à un individu… Tout cela pose beaucoup de défis techniques, qui sont autant de champs ouverts pour les chercheurs en informatique !

Voyez-vous d’autres enjeux pour la recherche ?

Bien sûr, à commencer par l’enjeu écologique. Nous retrouvons là la problématique de l’ordre et du désordre. Le numérique peut certes permettre une certaine rationalisation, une réduction des pertes, etc. C’est nécessaire, mais insuffisant au regard des enjeux, qui demandent des changements radicaux. Il faut alors réfléchir à la relocalisation, à la durée de vie des objets, et surtout au partage. Un autre type de croissance qui nécessite des circuits, des réseaux... Bref, beaucoup de numérique, surtout pour que tout cela fonctionne à grande échelle.

Seulement, on ne peut plus arriver aujourd’hui avec des systèmes complets : infrastructures, logiciels, services, acteurs... parce qu’il y a toujours quelque chose qui ne marche pas comme prévu ! Nous avons besoin de solutions prêtes à l’imprévu, les plus « génératives » possibles, dont le plus grand nombre d’innovateurs pourront s’emparer. Il me semble que le principal défi pour les chercheurs, c’est d’être à la fois dans les grands programmes, qui sont indispensables, mais aussi sur les chemins de traverse. Il s’agit de casser les barrières disciplinaires, croiser des connaissances, détourner des outils, oser essayer des choses qui, peut-être n’aboutirons pas, mais feront progresser la société. Je suis persuadé que de là viendront les indispensables innovations de rupture."

Crédit photo : Daniel Kaplan / Digital Privacy by TonZ 

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Dernière modification le lundi, 05 janvier 2015
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