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Publié dans la revue Hermès, un entretien avec Marcel Desvergne ancien délégué général de l’Université d’été de la communication (1980-2002)et vice-président de l’Association nationale des acteurs de l’école (An@é). Propos recueillis par Vincent Liquète, professeur des universités à l’université de Bordeaux,  directeur adjoint formation à l’ESPE d’Aquitaine, membre du bureau de la rédaction de la revue Hermès et Anne Lehmans, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux (ESPE d’Aquitaine/IMS-RUDII)

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Revue Hermès : Quelle définition personnelle donnez-vous du numérique ?

 

Marcel Desvergne : Il s’agit de notre société et civilisation numérique mondiale, que l’on requalifie de plus en plus par le mot américain « digital ».

De fait, ce n’est pas seulement une question de techniques : aujourd’hui, nous sommes dans une société où ce sont les citoyennes et citoyens, individus, communautés, collectivités, entreprises, organisations, qui sont « numériques ».

Nous avons déjà des téléphones « intelligents », des systèmes articulés pour pouvoir enregistrer, diffuser, regarder, écouter, produire, échanger. Si, par exemple, on considère les voitures, c’est intéressant d’observer que, dans cinq ou huit ans, nous nous trouverons dans un lieu protégé qui, paradoxalement, sera un des plus connectés : on va pouvoir dire où on a envie d’aller, s’asseoir, téléphoner, écrire, regarder les paysages, lire des livres, dormir.

La robotisation de notre société, articulée autour de l’« intelligence » artificielle permettra ainsi de créer des hommes et des femmes « augmentés », sans pour autant qu’ils perdent leur intelligence.

Et, dernier élément, ce ne sont pas les techniques que je retiens, mais l’extraordinaire utilisation partagée des réseaux sociaux numériques (RSN). Dans notre monde numérique, tout individu – du plus jeune au plus âgé – se retrouve dans un monde qui va nous écouter, récupérer nos données, nous permettre de nous retrouver avec des ami(e)s – dans un lieu scolaire ou dans un stade, mais aussi d’une manière immatérielle, à travers le monde –, nous tracer, nous surveiller et ainsi nous fournir des informations et des produits susceptibles de nous intéresser. Mais il faudra être vigilant…

Revue Hermès : Par votre activité et vos engagements associatifs et militants, vous avez vu, pendant près de quarante ans, l’école être traversée par les technologies et, plus récemment, par le numérique.

 

Quels ont été, selon vous, les principaux changements auxquels l’école a dû faire face ?

M. Desvergne : Il ne faut jamais oublier qu’avant le numérique, il y a eu une vraie révolution, avec la télévision. Nous vivions dans des espaces plus ou moins fermés, à l’école ou à l’université.

Et un jour, dans les années 1950, est arrivé le système de la télévision. Alors qu’on travaillait avec des livres, de la relation directe, des devoirs classiques, il y a eu tout d’un coup – d’abord chez les parents, à la maison – cette « image », cette façon de nous raconter le monde. Dans un premier temps, c’était en noir et blanc avec une seule chaîne, puis il y a eu la couleur et la multiplication des canaux et des programmes. L’une des premières crises de l’école vient de cette situation. Comment, dans un lieu beaucoup plus fermé qu’aujourd’hui, devais-je aborder les questions alors que les enfants (et leurs parents) passaient déjà des heures devant la télévision ?

Dans un deuxième temps, d’une manière plus douce, sont arrivés les ordinateurs – des systèmes qui venaient tous de l’entreprise, parce qu’il ne faut jamais oublier que quand, de l’autre côté des États-Unis, on a inventé les ordinateurs et la future société numérique, c’étaient des grosses machines qui permettaient, dans l’industrie, de produire et croiser différentes informations. De l’industrie, ces ordinateurs sont passés dans les familles et sont devenus, dans la société, « normaux » et légers. Et c’est face à ce mécanisme-là que l’école, un jour, s’est retrouvée avec la nécessité, dans son espace physique, d’intégrer un certain nombre de machines électroniques.

Puis, il y a eu un troisième élément, qu’on appelait, à l’époque, la télématique. Ces premières connexions, avec l’informatique et l’électronique, vont devenir le numérique. Je rends ici un hommage à Henri Emmanuelli, l’ancien président du conseil général des Landes, qui vient de décéder. En repartant de l’université d’été de la communication, à Hourtin, en 2000, il avait décidé que, dans les collèges dont il avait la responsabilité, les élèves devaient avoir cette « boîte » leur permettant, le soir, de continuer à avoir un certain nombre d’éléments liés aux cours de la journée.

Ces changements ont été une adaptation, non pas toujours volontaire, mais nécessaire par rapport aux outils qui sont au cœur, aujourd’hui, de notre civilisation numérique quotidienne.

Un autre élément important doit nous interroger, car j’observe que toute une catégorie « d’écoles privées » a anticipé plus vite que l’école publique cette transformation du monde. Donc, en ce qui concerne les changements, depuis quarante ans, il y a une évolution tous les trois ou quatre ans, que certains appellent révolution.

Plus nous avançons dans le temps, plus il est nécessaire d’anticiper. Il y a une accélération de la transformation de l’approche éducative, parce qu’effectivement, le monde extérieur – déjà à l’intérieur de la classe – concerne tout individu, de la maternelle jusqu’à l’université et toute personne au fil de sa vie.

Revue Hermès : En quoi l’école (de la maternelle au lycée) et les enseignants initient-ils actuellement les élèves aux technologies informatiques et au numérique ?

 

M. Desvergne : D’abord un préalable : les enseignants l’ont fait le jour où eux-mêmes, en tant que parents ou éducateurs, ont été rassurés sur le fait qu’ils pouvaient dominer ces technologies.

Tous les secteurs de la vie – l’éducation, la médecine, l’entreprise, les transports –, toutes les professions sont impliqués, et on ne peut agir que si on reste maître de la situation. Il y a des enseignants qui ont été formés pour diffuser les savoirs. Tout le monde a besoin d’enseignants et de formateurs.

Or, la véritable révolution, c’est que je reste bien maître de ma classe, même si les élèves, les étudiants que j’ai devant moi, en définitive, ont autant d’outils que moi pour comprendre le monde. Ma place est différente. Je n’ai pas seulement des savoirs à transmettre, je dois donner envie d’acquérir des savoirs utiles pour agir dans un monde connecté. Ça, c’est la véritable révolution numérique, pour employer un mot à la mode. Il faut, dans cette société de plus en plus en déséquilibre par rapport aux machines, rassurer et accompagner.

Ceux qui ont intégré ce monde des machines et de l’accès aux savoirs ont eu raison. Et c’est là où, en effet, dans des écoles, on a pu accepter que les enfants puissent avoir des smartphones, téléphoner, photographier des textes, intégrer des informations.

Ils peuvent être amenés à rechercher de l’information eux-mêmes, à construire des projets avec d’autres, et l’enseignant n’est pas pour autant remis en cause. C’est lui qui leur ouvre la porte et donne quelques clés de ce monde. Ces éléments sont plus philosophiques, psychologiques, dans le fond, que techniques.

C’est pour cette raison que j’ai observé qu’un certain nombre de lieux scolaires, au sens généraliste du terme, sont absolument en phase avec le monde qui évolue tandis que d’autres se sont refermés sur des modèles certes parfois pertinents, mais d’un ancien monde.

Revue Hermès : En période d’élections présidentielles, certains candidats vont jusqu’à poser le principe d’interdiction des technologies personnelles ou du téléphone personnel.

 

M. Desvergne : C’est une aberration, parce que justement, l’intérêt de l’école, c’est de former des gens à comprendre ce qu’est le monde en devenir et surtout de se donner des moyens pour en rester maître.

Depuis longtemps, il existe des textes qui devraient les interdire – mais il faut être pragmatique. Certes, les textes existent, mais bien entendu personne ne va opter pour l’interdiction pure et simple. D’autant plus qu’aujourd’hui, on parle des téléphones parce qu’on les voit, parce qu’ils ont une certaine forme, un certain poids, mais nous savons que demain et après-demain, le professeur comme l’enfant à l’école, dans la classe, sera connecté en permanence. Objectivement, les candidats qui, à un moment, ont dit qu’il fallait supprimer les téléphones à l’école se sont trompés. Cependant, ils sont à intégrer de façon différente et plus réflexive dans le cadre d’une culture des médias.

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Revue Hermès : On est passé des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) au numérique.

Aujourd’hui, on éduque au numérique, on forme au numérique. Comment interpréter ce passage de la formation aux TICE à la formation au numérique ?

M. Desvergne : À une période on parlait même des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Ce mot-là venait très clairement de la technique, électronique et informatique.

Mais aujourd’hui, nous avons absorbé ces techniques en tant que telles et ce qui est important, ce sont nos comportements : comment est-ce que j’apprends, je me fais soigner, je me déplace, je vais au cinéma, je vieillis ? Certes, il y a des techniques derrière, mais tout cela s’estompe.

C’est pour cela que le mot numérique est effectivement employé. Je pense que dans cinq ans, on dira autre chose. Il y a quelques années encore, on parlait de « digital », car cet ensemble de technique et de culture venait des États-Unis. Sans supprimer cette filiation, il nous faut aujourd’hui être attentif aux techniques et usages qui nous touchent en provenance de la Chine et de l’Inde. Leurs modèles s’imposent dans notre quotidien. Un autre territoire où se déroulent paradoxalement des choses étonnantes, c’est l’Afrique – sans nier toutes les difficultés réelles.

Donc concrètement, c’est un rapport de forces politique, économique, culturel et sociétal qui fait qu’on ne parle plus des nouvelles technologies de l’information, mais d’une société « mondiale » connectée.

Revue Hermès : Alors est-ce que pour autant il faut oublier cette dimension technologique à l’école ?

 

M. Desvergne : Bien sûr que non puisqu’il faut aussi expliquer les réalités en révolution.

J’ai parlé des comportements, de la manière dont aujourd’hui on s’informe, on travaille ensemble, etc. Mais si j’emploie souvent les mots « dominer », « maîtriser », cela veut dire qu’il faut « comprendre ».

On va parler d’intelligence artificielle. On va partir de tout ce qui concerne les algorithmes, qui permettent de concevoir les robots actuels et futurs. Mais il faut bien aussi pouvoir les connaître. C’est pour ça que les gens, les écoles, les institutions, parlent de codage, de savoir dominer, de savoir utiliser, pour produire, certes des machines, des algorithmes, mais surtout des contenus et, de plus en plus, des relations entre les individus pour gérer ce qui s’appelle le « big data » – qu’il soit ouvert ou fermé. Aujourd’hui, cela implique donc de connaître les techniques. Sauf que souvent, nous ne voulons pas savoir comment fonctionne une voiture. Ce qui est pertinent, c’est que la voiture m’emmène là où je désire aller.

Il faut donc faire la part des choses ; je crois qu’il faut à un moment, dans le cadre scolaire, diffuser des savoirs sur les techniques. Je prends un exemple : expliquer l’articulation entre les satellites, les réseaux sur terre comme sous la mer, les lieux de stockage (on les appelait au début du numérique des fermes numériques, en référence aux fermes réelles qui produisaient, échangeaient, donnaient du lait, des bêtes, des savoir-faire pour consommer) où il y a des milliards et des milliards d’informations stockées. Pourquoi la majorité de ces lieux se trouvent-ils près des fleuves ? Exactement comme pour les centrales nucléaires : pour pouvoir régler les problèmes de température. De même, on ne parle jamais, ou rarement, de tout ce qui concerne les câbles sous-marins.

Or, dans une école d’aujourd’hui, on doit aussi traiter de ces questions, parce que les problématiques économiques, politiques ou écologiques en dépendent.

Toute une série de sociétés privées ont des accords avec différents pays pour envoyer des satellites. Qui sait aujourd’hui que c’est la Chine qui est en train de produire, entre l’Europe et les États-Unis, des câbles sous-marins ?

Donc, la réponse à votre question « doit-on se préoccuper aussi des questions techniques, » est oui, sous la condition qu’on articule le tout et pas simplement les machines en tant que telles.

Revue Hermès : Derrière les diverses opérations d’équipement des écoles, quelles sont celles qui ont eu le plus de sens et d’intérêt en termes d’apprentissage ? Pourquoi ?

 

M. Desvergne : Les décalages entre la réalité de notre monde en évolution et l’école sont importants. Je crois qu’un certain nombre de décisions en termes d’apprentissage ont été prises sans tenir compte des réalités.

Et c’est en ce sens qu’il y a aujourd’hui une « bagarre » entre l’école privée et l’école publique. L’école 42 est évidemment un symbole : on ne demande pas aux personnes de respecter des horaires, ils peuvent même dormir sur place.

Des enseignants d’écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) sont capables de travailler 15 heures par jour pour finaliser un travail important. Ils n’appliquent pas les règles classiques d’un enseignant. Pourquoi ? Parce que c’est notre monde aujourd’hui. Quelquefois, l’école est arrivée après et je pense qu’aujourd’hui, dans la formation des enseignants en tant que telle et sur le terrain, il doit y avoir une prise de conscience de cette accélération de notre société et de ces nouvelles temporalités.

Pour en revenir à l’école, ce qui est extraordinaire, c’est le nombre d’applications liées aux réseaux sociaux que les parents (pas tous certes), les enseignants (pas tous), les enfants (à peu près tous) utilisent aujourd’hui. Cela signifie que l’enseignant lui-même doit savoir. Et deuxième élément, il n’est pas remis en cause dans sa fonction.

J’ai trop vu de personnes – dans l’éducation, mais dans d’autres secteurs aussi – qui se sentaient totalement remises en cause parce que leurs interlocuteurs en savaient presque autant qu’eux. Avant, on allait voir le médecin pour avoir un diagnostic. Aujourd’hui, une majorité de patients arrive chez un médecin en pensant savoir exactement ce qu’ils ont parce qu’ils ont fait une recherche sur des sites médicaux. Mais ils vont quand même voir le médecin pour être rassurés et régler les questions techniques.

C’est la même chose pour l’école. Pensez au BYOD (Bring Your Own Device) : au fond, je suis dans ma famille, j’ai du matériel et je vais à l’école. Dois-je tout fermer ? Non, au contraire. Mais tous les élèves n’ont pas les mêmes matériels.

Dans cinq ou dix ans, des gens téléphoneront uniquement avec leur montre. Des enfants auront des lunettes qui leur permettront de visualiser les messages. J’écoute un professeur et sur mes lunettes, je vois apparaître des textes. J’appuie avec ma montre, les textes changent et je peux envoyer des documents. C’est ça, l’école de demain.

À un moment après la guerre, dans les années 1950, l’un des rôles de l’école et des associations, c’était l’accompagnement des gens qui venaient du milieu rural pour vivre dans la ville. On assiste aujourd’hui exactement au même phénomène, d’une société où des individus ont de plus en plus la capacité technologique avec eux. Donc l’école doit, sans aucun état d’âme, exactement rester au cœur de cette évolution de la société.

Revue Hermès : Actuellement, dans les grandes tendances, il y a le postulat qui dit qu’apprendre, penser, raisonner, avoir un esprit critique, c’est une construction finalement qui devrait se faire sans être connecté

– c’est-à-dire notamment en se déconnectant, en apprenant à se déconnecter, avec cette supposée idée qu’on coupe un peu cet emballement de temporalité pour réfléchir, faire sens, faire le lien, etc.

 

M. Desvergne : Mais c’est un droit à la connexion tout à fait judicieux. D’ailleurs, il semblerait bien qu’il y ait toute une série de lieux, de restaurants, d’hôtels où aujourd’hui, on est totalement déconnecté.

Ces lieux ont démarré aux États-Unis, fonctionnent comme au Moyen Âge, lorsqu’on avait besoin d’aller dans des monastères ! Et une fois de plus, dans une classe, on peut très bien décider que pendant une heure on se déconnecte totalement, mais sous une condition : la discussion, la négociation, l’échange entre des élèves et l’enseignant. C’est absolument essentiel, mais il faut donner les règles du jeu. Les mots, l’utilisation de l’intelligence partagée ont toujours du sens. On formule les règles. Oui, on a besoin de ces moments pour réfléchir, tout en acceptant que pour avoir la vision du monde, l’analyser et la dominer, il faut savoir ce qui se passe, aussi, ailleurs.

Revue Hermès : Quels sont les principaux risques autour du numérique en général (à l’école et hors de l’école) ?

 

M. Desvergne : Le premier risque aujourd’hui vient du « big data ».

Toute action que nous menons, tout déplacement, tout téléphone que nous utilisons, tout ce qu’on récupère sur les sites, tout cela correspond à des données qui sont, sauf exception, récupérées par des sociétés généralement privées, sans même parler des services secrets des différents pays. Ce sont des milliards de milliards de milliards de données. Le vrai problème, la vraie inquiétude est là. Comment puis-je néanmoins sécuriser mes données ? Et puis, nous observons déjà – et ce mouvement va s’accroître – les menaces liées à la cybercriminalité.

Au fond, d’où vient ce monde du numérique ? Nous sommes au début des années 1950. Deux pays, les États-Unis d’un côté et la Russie de l’autre, s’opposent. Le problème majeur de cette période, c’est le risque de guerre atomique. Mais pour pouvoir effectivement l’anticiper et savoir se défendre, il faut de l’information. Et ce qu’on oublie toujours de dire, c’est que le numérique est né dans des zones « discrètes » de l’armée américaine, dans ce qui deviendra ensuite la Silicon Valley. Ce sont ces professionnels qui ont imaginé ce que vont devenir les premiers réseaux. Il faut remettre en perspective toutes les querelles aujourd’hui sur la cybercriminalité par rapport au passé. Et nous sommes bien dans un mécanisme où des pays – s’appuyant sur des organisations privées ou /et en phase avec des pays – essayent d’avoir toutes nos informations.

La reconnaissance faciale, par exemple, fait partie des nouvelles modalités de traçage. Les courriels que nous recevons sont récupérés par des sociétés, qui vont nous proposer un certain nombre de produits. Les risques se trouvent réellement là. Dans les écoles, il faut aussi passer du temps pour expliquer. Je me suis rendu compte que les enfants savaient presque déjà tout sur les réseaux sociaux, et que le professeur n’était là que pour leur donner les règles.

Peut-on essayer de prendre du temps pour expliquer ce que sera notre société ? Avant, par rapport aux journaux et aux médias classiques, il fallait donner les codes pour essayer de comprendre les informations. C’est la même mécanique finalement.

Revue Hermès : On sait aussi que l’école est un énorme marché en termes de classes, de nombre d’élèves, les populations augmentent.

Le dernier accord entre Microsoft et le ministère de l’Éducation nationale a été énormément discuté. Comment voyez-vous ce paradoxe, entre le fait de former et le fait qu’on prédispose à un marché de l’information, en mettant au service de tous des applications qu’on va utiliser ensuite bien au-delà de son temps scolaire. Ne devient-on pas des pré-consommateurs, en quelque sorte ?

 

M. Desvergne : Je pense que nous sommes au cœur d’une société où tous les secteurs, quels qu’ils soient, sont façonnés par des structures privées ou technologiques internationales – les fameux Gafam.

Ils disposent de notre façon de vivre, d’échanger, de penser, de consommer, d’imaginer. L’éducation et la formation sont évidemment un lieu intéressant et central pour eux. J’organisais des voyages d’étude en Californie à San Francisco, notamment dans une université. Je m’étais rendu compte que les étudiants de l’époque possédaient déjà des ordinateurs personnels. Ils avaient les moyens d’étudier, de se former, en étant équipés par des entreprises des futures Gafam qui modelaient ainsi leurs futurs achats de matériels électroniques. Les investissements dans les lieux de la formation étaient des investissements pour le futur. Cela signifie que l’articulation entre tous les secteurs de la société se fait par rapport aux mécanismes du capitalisme. Face à cette question, il faut prendre le temps d’expliciter les rapports de force, qu’ils soient techniques ou technologiques, relationnels ou capitalistiques.

Revue Hermès : Quelles seraient les priorités à envisager jusqu’en 2020 pour un numérique raisonné à l’école ?

 

M. Desvergne : Des gens travaillent sur le transhumanisme, en Chine avec les « BATX » (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), en Inde, en Israël et aux États-Unis, et en Europe aussi Ils investissent et préparent notre avenir, symboliquement, à 50 ans.

Mais je considère qu’il ne faut pas aller au-delà de quatre ou cinq ans pour former les étudiants. On peut difficilement anticiper sur les réactions des humains au-delà de cet horizon. Même s’il ne faut jamais oublier que des sociétés privées et publiques, dans différentes zones du monde, anticipent à trente ou quarante ans, voire cinquante ans.

En matière de réforme, le premier point que je pourrais suggérer, c’est de changer les temps éducatifs. La formation a une temporalité horaire et quotidienne. Or, notre monde numérique fonctionne lui, 24 heures sur 24. Il faut intégrer cette réalité qui remet en cause les équilibres connus.

Deuxièmement, changer les espaces. Je suis très frappé d’avoir été – il n’y a pas si longtemps – dans des lieux de formation avec une classe avec des bureaux, des chaises et même un tableau.

Certes un « tableau blanc ». Et alors ? Le problème, c’est qu’aujourd’hui, quand je vais dans une gare, celle-ci est devenue un lieu, un espace de commerce, d’information, de déplacement, de partages. Dans le domaine scolaire, c’est du même ordre. Il faut des lieux qui soient fermés, certes, avec des murs, mais ouverts en tant que tels et qu’il y ait des modalités d’usages différentes. On écrit, on fait des textes, on fait des vidéos, on fait des films. Tout ça dans un lieu modulable. En Norvège, par exemple, au lycée, des grandes salles modulables sont mises à disposition. Il y a des prises électriques partout, on peut déplacer les fauteuils, les tables. Et donc on va créer des lieux selon les activités envisagées. Cinq personnes travailleront ensemble pendant une heure, et puis l’heure d’après ils seront 25. C’est ça le changement.

Troisième élément, c’est que les enseignants travaillent sur des projets. Avec un début et une fin. Et il faut impérativement, dans ces mécanismes-là, que ceux qui travaillent de manière différente puissent de temps en temps se retrouver pour partager les mêmes choses.

On parle de société immatérielle, de communauté immatérielle : il faut se permettre de se rencontrer, en communauté non pas virtuelle mais bien réelle. D’ailleurs, plus on est dans une société d’immatérialité, plus on a besoin de se retrouver ensemble.

Quand j’ai créé l’université d’été de la communication en 1980, c’était notamment parce que le cinéma était presque en train de disparaître à cause de la concurrence avec la télévision. Mais quarante ans après, on est toujours en train de construire des salles de cinéma ! Par contre, sur les tablettes, sur le portable, nombre de gens regardent aussi les films. Ce n’est pas incompatible. Dans cette richesse du système, il faut travailler en projet.

Et puis quatrième et dernière priorité, devant l’inquiétude des nouveaux équilibres qui s’imposent, avec la peur de perdre son emploi, il faut rassurer, accompagner les évolutions en expliquant, en donnant des hypothèses de solutions, bref en étant accompagnateur de transformation sociétale.

Revue Hermès : Est-ce que la communication entre les élèves ou entre les élèves et les enseignants ou entre les enseignants a été modifiée ? Ou finalement assez peu ? De quelle manière ?

 

M. Desvergne : Premier stade, il y a des hiérarchies. L’enseignant n’est plus celui qui détient seul le savoir. La relation entre les parents d’un côté et les enseignants de l’autre doit être repensée, parce que de nombreux parents ont une vision d’anticipation et d’autres sont inquiets.

Il faut prendre le temps de créer des réunions, des groupes de discussions, de la confiance entre enseignants et parents. Idem pour la communication avec les élèves, avec les groupes également. Et se pose un problème de communication. Comment puis-je communiquer avec les autres ?

D’abord avec l’attitude des corps, avec le sourire, avec l’individu en tant que tel. Bien sûr, par l’écrit : il y a toujours des livres, même s’il y a aussi maintenant des livres numériques. Quand on parle de livres numériques, on lit bien sur un écran des textes, on regarde des photographies.

Je pense qu’on peut communiquer correctement avec les gens si on les place en situation de communication avec tous les outils, de plus en plus sophistiqués « des numériques ». Le problème, lorsqu’on est plusieurs, c’est que tout acte, toute photo, tout texte, toute impression – et, quand on est en présentiel, toute odeur, tout bruit –, c’est de la communication vivante qu’il faut pouvoir et savoir décoder.

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Les élèves, entre cahiers et claviers

 

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Dernière modification le jeudi, 22 mars 2018
Laurissergues Michelle

Présidente et fondatrice de l’An@é, co-fondatrice d'Educavox et responsable éditoriale.