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Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste. Professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et professeure associée à l’Ecole des Mines de Paris, membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) depuis 2013, elle dirige également la chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne de Paris. Elle a publié Les Pathologies de la démocratie (Fayard, 2005), La Fin du courage. La reconquête d’une vertu démocratique (Fayard, 2011) et Les irremplaçables (Gallimard, 2015). Elle vient de publier un livre en forme d’enquête historique et philosophique, La clinique de la dignité (Seuil). Elle est présidente d'honneur des Rencontres philosophiques Michel Serres.

Les troisièmes rencontres débutent par l’entrée en scène de six lycéennes et lycéens, petits poucets et petites poucettes d’aujourd’hui, de Martin Legros*, animateur de la conférence et Cynthia Fleury**, présidente d’honneur des rencontres. Une décennie après son surgissement qu’est devenue Petite Poucette ? Celle d’hier, qui a prés de trente ans, mais plus encore celle d’aujourd’hui ? Est-elle heureuse, curieuse, inquiète ? Que peut-elle espérer ? Que doit-elle redouter à l’heure de ChatGPT et de l’intelligence artificielle ? A quoi va ressembler le nouveau monde qui se profile devant elle ?

Dans leur témoignage, les lycéens apprécient le constat positif de Michel Serres dans « Petite Poucette » : « nous n’avons pas le même rapport à l’intimité et le même rapport aux autres que les générations qui nous précèdent et apprécions le regard positif de Michel Serres »

En revanche, ils soulignent la difficulté à s’orienter dans la masse des informations disponibles sur internet sans être ni hiérarchisées ni validées. Ils se posent la question de l’importance d’un passeur  pour l’éducation : Petite Poucette n’est peut-être pas aussi autonome que la décrit Michel Serres. Plus précisément ils se demandent si l’optimisme du philosophe ne va pas trop loin par rapport aux risques auxquels ils sont exposés. Ils ont clairement perçu l’ambivalence et les limites de l’outil.

Cynthia Fleury, à la fois philosophe et psychanalyste, associe le regard sur les pathologies contemporaines à la vigilance de la thérapeute. Elle rend d’abord un bel hommage à Michel Serres, « incarnation de l’envie de savoir et de transmettre, figure juvénile structurellement. Chacun se sent compagnon de route de cette intelligence et de cet humanisme ». Puis elle pose les fondements de sa réflexion sur le monde numérique en affirmant en préambule que ce dont nous parlons est fabriqué par l’homme et que technicité et fabrique de l’humain sont concomitantes. L’intelligence artificielle ne peut pas être neutre : c’est un outil à changer, à remodeler avec des garanties humaines et de l’éthique.

Faire expérience :

Nos régions d’attention sont extrêmement modifiées non seulement par internet et les écrans mais aussi par l’accélération forte à laquelle nous sommes soumis et qui questionne le comment nous faisons expérience. Nous avons besoin d’une médiation technique pour acter et partager l’expérience. Ainsi l’archivage de nos expériences n’est plus un rapport au passé mais répond à la nécessité de se positionner socialement et renforce le rôle des réseaux.

La concentration n’a plus la même signification, l’impression est maintenant très éparpillée et cela produit à la fois de l’intéressant et du problématique suivant les moments et suivant les individus. Il faut savoir que le cerveau ne dissocie pas la création de la mémoire de l’activité de raisonnement.

De même il faut faire attention au désapprentissage : lorsque l’on se désinvestit d’un rapport un peu charnel au savoir (marche, activité de la main…) on se désinvestit aussi d’une capacité de savoir.

Plus on acquiert des techniques plus on doit maintenir vivaces les humanités.

 Notre rapport à l’outil :

La population la plus nombreuse sur terre est celle des objets connectés, ils sont huit milliards. Ils produisent du relationnel qui vient nous impacter et notre corps fonctionne comme une interface. Il est poreux et traversé par les outils techniques. L’outil n’est jamais complètement extérieur et le lien que nous avons avec lui n’est pas que sujet objet et  cela n’a jamais été le cas. Il est interrelationnel et non binaire.

L’enjeu est d’humaniser les outils. Un univers de stimuli perpétuel provoque fatigue, lassitude, déshabitude de l’altérité. Il devient alors plus facile d’envoyer dix huit mails à quelqu’un que de venir lui parler. Sous couvert d’un rêve d’inclusivité c’est en réalité de l’exclusion qui est produite.

Transmettre des savoirs :

A la place de l’encyclopédie des savoirs, rêvée lors de l’avènement du numérique, on a de plus en plus des usages  en divertissement. Alors oui on a besoin de médiateurs.

Les enseignants ont à s’adapter, au régime d’attention d’abord car l’inattention est encore plus explicite qu’auparavant. Le risque pour l’enseignant est d’être challengé sur un point spécifique par son auditoire mais c’est mineur car il ne le sera pas sur le raisonnement.

Or produire un raisonnement demande le temps de la recherche, du franchissement d’obstacles d’où la nécessité de la médiation. Les savoirs ont besoin de s’incorporer pour leur permettre de transformer notre vie. Si l’outil permet cette transformation, tant mieux, s’il devient un frein c’est dangereux.

Remplacer par des machines :

L’irremplaçabilité des individus n’est pas menacée sur le papier. Il n’y a pas d’intelligence artificielle de tel ou tel métier. Tout au plus est elle pertinente sur tel ou tel aspect d’un métier et peut effectuer une tache spécifique. Mais le monde du travail a été transformé par le morcellement des taches et l’ultra spécialisation et les métiers ainsi transformés sont rendus plus vulnérables au fait de se faire remplacer par l’intelligence artificielle ou les robots.

Il faut faire confiance à la réflexivité des pratiques, aux syndicats, à la vie démocratique pour rendre vivables les évolutions du monde du travail.

L’irremplaçabilité c’est notre capacité à agir. Sa suppression entraine la dépression, c’est une vérité clinique basique et l’autre conséquence est le ressentiment. Il faut garder pour  chaque individu la possibilité de faire sujet et l’intelligence artificielle peut aider à cela.

Un nouvel espace mondial de l’information :

Nous vivons dans un univers  d’ambivalence. Donner à chacun la possibilité de produire de la fausse information constitue un problème et  pour nos démocraties en particulier. L’information est une sève de l’état de droit et de la démocratie. De la même façon que l’on ne permet pas à chacun de fabriquer de la fausse monnaie, on a besoin d’encadrer la production de l’information.

L’état de droit est menacé par la révolution numérique parce que le numérique est maintenant une réalité économique. Les principes de la naissance sont remplacés par des rapports de force mondiaux qui se jouent maintenant au niveau d’internet. Nous, citoyens, devrions être beaucoup plus vigilants et capés : nous avons besoin d’internet pour mettre en place notre citoyenneté, à nous de vouloir et de créer un internet citoyen.

Du bon usage de l’outil, entre acceptation et résistance :

Nous sommes dans un monde numérique, c’est une évidence. Aucun outil n’est, en lui même, capacitaire et inclusif.  C’est en étant le plus critique possible que l’on rendra l’outil le plus capacitaire possible pour les uns et pour les autres.

Ce monde nous invite à produire très rapidement ; or produire très rapidement, c’est standardiser sa production…à nous de résister.

Il ne s’agit pas de minimiser la quantité d’apports positifs que développe son utilisation mais il est indispensable de protéger les données personnelles recueillies, de la même façon qu’il va falloir arbitrer le coût écologique de la transition numérique en sachant que cela n’est pas complètement irréversible.

Jacques Puyou

 Accès à la vidéo : https://youtu.be/7xdvZvqDN8o?si=DFBAXEvqTP94J5Rr

*Martin Legros est philosophe et journaliste, rédacteur en chef de Philosophie magazine.

**Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste, professeure au CNAM, professeure associée aux mines de Paris, directrice de la chaire de philosophie à l’hôpital Ste Anne de Paris, membre du comité national d ‘éthique. Elle vient de publier au seuil La clinique de la dignité.

Dernière modification le jeudi, 23 novembre 2023
Puyou Jacques

Professeur agrégé de mathématiques - Secrétaire national de l’An@é