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Première partie d’une série sur ce que le débat scolaire montre avec insistance et ce qu’il garde soigneusement dans l’ombre. Que dit-on vraiment quand on parle d’école ? Le débat éducatif français est saturé de prises de position. Chaque semaine apporte son lot de tribunes, rapports, essais sur « la crise de l’école », « l’échec du système », « les inégalités scolaires ».

Mais au-delà du bruit médiatique, une question plus sourde mérite attention : de quoi parle-t-on exactement quand on parle d’école ? Et surtout, de quoi ne parle-t-on pas ?

Un corpus pour interroger le visible et l’invisible

Tout discours révèle autant par ce qu’il affirme que par ce qu’il tait. Ses obsessions, comme ses angles morts dessinent en creux une certaine vision de l’éducation, de la société, du possible. Pour examiner ces lignes de visibilité et d’invisibilité dans le discours éducatif contemporain, nous avons constitué un corpus de dix textes récents sur le système éducatif français.

La démarche adoptée s’appuie sur une recherche Google menée avec la commande :

« Réflexion sur le système scolaire français ». Parmi les résultats des trois premières pages, dix textes de nature très différente ont été retenus : analyses de l’OCDE (Schleicher, Charbonnier), articles universitaires (Hugrée et Poullaouec), billets de blogs de chercheurs (Delignières), synthèses de veilles scientifiques (Béduchaud), réflexions théoriques (Bohn sur la forme scolaire), contributions d’acteurs de terrain (Saint-Luc), synthèses pédagogiques (Pedagoj), comptes rendus d’ouvrages (Tenne sur Bouvier), analyses historiques (Privat). Cette hétérogénéité même constitue un intérêt : elle permet d’observer comment différents types de discours, s’adressant à différents publics, structurent de manière convergente le débat sur l’école[1].

Cette méthode de constitution du corpus comporte une limite qu’il faut expliciter.

Google hiérarchise les résultats selon plusieurs critères : autorité du site, popularité, optimisation technique du référencement, récence. En ne retenant que les trois premières pages de résultats, le corpus privilégie mécaniquement les sources les plus « légitimes » institutionnellement, les mieux référencées techniquement, les plus visibles médiatiquement. Cette limite méthodologique est aussi une découverte révélatrice. Si les thématiques invisibilisées que nous identifierons — conditions matérielles d’enseignement, santé mentale des acteurs, rapports de pouvoir concrets — n’apparaissent pas dans les sources les plus visibles, c’est peut-être qu’elles sont traitées ailleurs : dans des blogs moins référencés, sur des sites syndicaux, dans des témoignages de terrain. L’invisibilisation ne serait donc pas seulement discursive mais aussi algorithmique.

Note méthodologique : Cette série a été élaborée en collaboration avec Claude (Anthropic). Le corpus a été constitué et analysé conjointement, les problématiques identifiées en dialogue, les textes co-rédigés puis retravaillés. Cette démarche relève d’un choix assumé : utiliser l’IA comme outil d’amplification de la réflexion critique, non de substitution. L’enjeu est d’explorer ce que cette collaboration rend visible et pensable.

L’objectif n’est pas de résumer ou de critiquer ces textes un par un, mais d’y repérer les récurrences et les silences, les évidences partagées et les impensés communs. Qu’est-ce qui est dit avec insistance ? Qu’est-ce qui reste soigneusement tu ? Et que nous apprend ce partage sur notre manière collective de penser – ou de ne pas penser – l’école ?

Un consensus révélateur

Lorsqu’on parcourt ces dix textes, une évidence s’impose : tout le monde parle des inégalités scolaires. Rapports de l’OCDE, analyses universitaires, contributions de chercheurs, le constat est unanime : la France est championne des inégalités scolaires. Schleicher note que « la France est l’un des pays les moins bien classés de la zone OCDE » en matière d’équité. Charbonnier précise : « Les élèves défavorisés ont quatre fois plus de risques d’être en difficulté. » Hugrée et Poullaouec résument : « Jamais la France et son système scolaire n’ont autant diplômé et pourtant jamais les savoirs n’ont été aussi inégalement transmis. »

Ce consensus massif devrait réjouir. Enfin un diagnostic partagé, une base commune pour agir ! Pourtant, cette unanimité interroge. Comment expliquer que, malgré des décennies de diagnostics convergents et de réformes successives, les inégalités persistent et se renforcent ? Plus troublant encore : derrière cette apparente convergence, des pans entiers de la réalité scolaire restent dans l’ombre. Ce qui n’est pas dit révèle peut-être davantage que ce qui est répété à l’envi.

Car si tous s’accordent sur le constat des inégalités, les propositions restent étrangement floues ou purement technocratiques. On appelle à la « coopération enseignante » sans évoquer le temps nécessaire pour coopérer. On veut des « enseignants bien formés » sans questionner leurs conditions de travail réelles. On valorise l’« équité » mais les mécanismes concrets de domination restent dans l’ombre. Les recommandations flottent dans l’abstraction, comme si le problème se situait au niveau des intentions plutôt qu’au niveau des structures et des pratiques.

Les mécanismes d’invisibilisation

Cette occultation ne relève pas du hasard. Elle s’organise selon trois procédés sophistiqués qui traversent l’ensemble du corpus[2].

L’euphémisation d’abord. Les mots glissent, s’adoucissent, perdent leur charge matérielle et politique. On parle de « moyens » sans jamais préciser l’état des locaux, du matériel, des effectifs réels. Le « climat scolaire » remplace la description concrète des conditions de travail. La « bienveillance » évacue la question de l’épuisement professionnel. Les « difficultés » des élèves masquent parfois la violence symbolique de l’institution. Ce vocabulaire lénifiant permet d’évoquer les problèmes sans les nommer vraiment, de les rendre acceptables en les édulcorant.

La technicisation ensuite, qui dépolitise systématiquement les enjeux. Les problèmes deviennent « techniques », relevant de l’expertise gestionnaire plutôt que du choix politique. On parle de « gouvernance » et de « pilotage » au lieu de hiérarchie et de contrôle. Les rapports de force disparaissent derrière le vocabulaire neutre de l’optimisation et de l’efficacité. L’école devient un « système à piloter », pas un lieu de travail traversé par des conflits d’intérêts et de visions. Cette technicisation protège l’ordre établi en transformant les questions politiques en problèmes de « communication » ou de « conduite du changement ».

La fragmentation enfin, qui empêche toute vision systémique. Chaque dimension est traitée isolément. Le genre est mentionné une fois (« effet stéréotype »), puis disparaît. Le temps scolaire est évoqué par fragments (« rythmes », « volume horaire »), mais jamais analysé globalement. Les discriminations sont noyées dans la catégorie générale des « inégalités sociales ». L’architecture du système est découpée en morceaux (le collège ici, les filières là) sans jamais être pensée comme dispositif d’ensemble. Cette fragmentation analytique empêche de voir comment les différentes dimensions s’articulent et se renforcent mutuellement.

Ces trois mécanismes – euphémisation, technicisation, fragmentation – fonctionnent ensemble pour maintenir certaines réalités dans l’ombre. Ils permettent de parler d’école tout en évitant soigneusement ce qui fâche : les conditions matérielles dégradées, l’épuisement des acteurs, les rapports de domination, les procédures opaques qui organisent le tri social. Ils produisent un discours consensuel sur l’équité qui n’engage à rien de vraiment transformateur.

À suivre

Les prochains articles de cette série exploreront plusieurs de ces zones d’ombre :

  • Les conditions matérielles d’enseignement : ce que cachent les euphémismes sur les « moyens »
  • L’architecture invisible du système : quand la structure primaire/collège/lycées disparaît du débat
  • Les procédures fantômes : orientation et affectation, mécanismes invisibles du tri social
  • Les rapports de pouvoir : hiérarchies et résistances dans l’institution
  • Le curriculum invisible : quand la question des savoirs disparaît du débat

Et d’autres dimensions qui émergeront au fil de l’analyse, tant les angles morts sont nombreux et révélateurs.

Comprendre ce qui résiste

Car c’est bien la question centrale qui traverse cette enquête : comment expliquer que tant d’analyses lucides, tant de bonnes volontés affichées, tant de mesures annoncées produisent si peu de transformation réelle ? La réponse se trouve peut-être précisément dans ces angles morts, dans ce qui reste soigneusement tu, dans ce que le consensus apparent empêche de voir et de penser.

Rendre visible cet invisibilisé ne relève pas d’une démarche de dénonciation stérile. Il s’agit de comprendre pourquoi certaines dimensions de la réalité scolaire ne peuvent émerger dans le débat public, quels intérêts cette occultation protège, quelles transformations elle empêche. Analyser les silences du discours éducatif, c’est se donner les moyens de penser autrement l’école et ses possibles.

 Bernard Desclaux

N’hésitez pas à commenter  sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/10/21/les-elephants-du-discours-educatif/

Liste du corpus

Notes

[1] Corpus analysé : 10 textes sur le système éducatif français publiés entre 2014 et 2025. Voir la liste la liste complète à la fin de ce post.

[2] Les mécanismes d’invisibilisation identifiés s’inspirent des travaux sur les « régimes de visibilité » dans l’espace public et sur la construction des problèmes publics, notamment ceux de Daniel Cefaï (1996), « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, n° 75, pp. 43-66, URL : https://shs.cairn.info/revue-reseaux1-1996-1-page-43?lang=fr  ; et de Patrick Hassenteufel (2010), « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, n° 157, pp. 50-58, URL : https://shs.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-1-page-50?lang=fr , DOI : 10.3917/inso.157.0050. Ces approches montrent comment certains aspects de la réalité sociale sont rendus visibles ou maintenus dans l’ombre selon des logiques de pouvoir et d’intérêt.

Dernière modification le mercredi, 22 octobre 2025
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .