Cet article de la série QDLR vise tout d’abord à définir la littératie numérique, en relation avec les travaux de la recherche et par écart avec la notion de numérique éducatif, souvent privilégiée dans l’approche du numérique de l’École française. Il souligne l’importance de cette maîtrise pour les élèves et les futurs citoyens. Dès lors, il propose quelques principes didactiques pour l’enseignement de la littératie numérique. Enfin, plusieurs recommandations sont avancées à l’adresse des professeurs et des cadres, et en particulier pour les enseignants de français.
La littératie numérique fait partie des compétences du xxie siècle présente dans les différents référentiels internationaux (OCDE) (Tremblay & Poellhuber, 2022). Pourtant, cette notion est encore largement absente des programmes et des formations des enseignants. Il est donc nécessaire de mieux cerner sa définition et ses enjeux pour l’enseignement. Il paraît également nécessaire de mener une réflexion sur les modalités d’un tel enseignement et, à plus long terme, de faire évoluer les textes et dispositifs institutionnels afin de mieux soutenir les enseignants, en particulier les enseignants de français, à enseigner le lire et écrire numérique, socle du développement du futur citoyen numérique.
Qu'est-ce que la littératie numérique ?
À travers le syntagme « littératie numérique », nous désignons une part de la littératie, liée à l’usage du matériel informatique et d’internet.
Nous nous référons à la définition de la littératie que propose l’OCDE (2000), « une aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ».
La littératie numérique, dans ce contexte, vient s’adjoindre à des formes plus traditionnelles de littératie et implique des compétences spécifiques. Elle amène notamment à lire des supports variés, mobilisant différents langages ou modes langagiers (iconique, textuel, cinétique, sonore…) que l’on peut aussi nommer documents multimodaux. Les chercheurs québécois Lacelle, Boutin et Lebrun définissent cette littératie numérique de la manière suivante : « La capacité d’une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales et multimodales les plus appropriées à la situation et au support de communication numérique à l’occasion de la réception et/ou de la production de tout type de message (2015). »
Cette notion, qui reste encore à stabiliser (Bigot, Ollivier, Soubrié et Noûs, 2021 ; Coste, 2021), présente plusieurs aspects qui intéressent les contextes scolaires, et que nous pointons :
- elle évite de centrer la maîtrise de la littératie numérique sur les compétences techniques, pour insister sur ses dimensions langagières (lire et écrire) ainsi que sur la prise en compte du contexte de communication et de relation sociale qui s’établit entre les personnes impliquées ;
- elle manifeste le besoin d’étendre la notion de littératie pour prendre en compte les pratiques impliquant les technologies informatiques dans les usages sociaux courants, y compris scolaires ;
- elle éclaire le fait que les futurs citoyens – et donc les élèves – qui auront à s’insérer et à participer à la vie sociale à l’ère numérique doivent maîtriser ces compétences.
On voit dès lors les implications de la notion dans le cadre de l’enseignement :
- elle déplace l’attention du numérique éducatif (Inaudi, 2017) – entendu comme l’ensemble des plans, actions et dispositifs mis en place par les institutions et collectivités pour équiper les établissements de matériels informatiques et de logiciels éducatifs – vers les usages impliquant la lecture et l’écriture sur écran des différents acteurs de l’École ;
- elle invite à réfléchir à la formation des élèves, en envisageant la manière de les soutenir pour devenir compétents dans cette maîtrise ;
- elle conduit à envisager la littératie numérique en relation avec les autres compétences liées au lire-écrire tout en mettant en évidence ses spécificités.
L'intérêt de la notion pour (ré)-envisager le numérique à l'Ecole
S’intéresser à la littératie numérique en contexte scolaire implique tout d’abord de prendre en compte le fait que les différents acteurs – enseignants comme élèves – développent de nombreux usages hors de l’École.
Dès lors, l’appréhension de la littératie numérique oblige l’enseignant à tenir compte des espaces hors scolaires et des pratiques privées des élèves. De nombreux chercheurs (Bouchardon et Cailleau, 2018 ; Lebrun, Lacelle et Boutin, 2017) considèrent nécessaire de prendre en compte en classe les pratiques numériques effectives des élèves. Selon eux, les enfants et les adolescents viennent à l’École avec des savoirs informels qui sont très rarement sollicités dans le contexte de la classe.
Or, souvent, cette piste inquiète les enseignants, qui ont parfois le sentiment de moins bien maîtriser certains usages que leurs élèves (Cordier, 2015), ou qui considèrent qu’ils prennent un risque pédagogique trop important en utilisant ces ressources dans leur cours. C’est pourquoi, souvent, les pratiques de littératie numérique des élèves sont ignorées dans les espaces scolaires. Parfois encore, les enseignants revendiquent un refus de faire entrer des pratiques numériques privées dans la classe, lieu alors considéré comme sanctuaire et protégé des écrans. Cependant, Stiegler le soulignait déjà en 2012 : « L’école ne peut rester indifférente ni inerte, sauf à risquer l’accroissement d’un fossé générationnel qui compromettrait dangereusement l’accomplissement de ses missions. » (§. 1297.)
Pourtant, tenir compte des pratiques informelles des élèves dans la classe, de leurs compétences en littératie numérique déjà là, ne consiste pas à renoncer aux objectifs de l’enseignant, mais plutôt, dans le projet de soutenir leurs compétences de littératie numérique, à relier leurs pratiques existantes mais souvent peu conscientisées et parfois peu maîtrisées à des apprentissages explicites.
Il s’agit également de faire mieux cerner le fait que les pratiques privées et sociales s’inscrivent aujourd’hui dans un milieu numérique (Bouchardon et Cailleau, 2018, p. 119), c’est-à-dire à la fois à partir d’interfaces, au sens de « mi-lieu » d’entre-deux, de médium, mais aussi dans un véritable environnement. Car ne pas prendre en compte cette notion « serait nous situer dans une posture de simples alphabétisés du numérique, capables de manipuler les outils qui nous transforment, mais pas d’adopter la posture critique qui ferait de nous de véritables acteurs de cette transformation, des “lettrés” du numérique ». (Bouchardon et Cailleau, 2018, p. 122.)
Pourquoi enseigner la littératie numérique ?
Plusieurs recherches, comme celle de Daunay et Fluckiger (2018), ont montré que l’appétence des jeunes pour les technologies numériques ne doit pas masquer leur manque de maîtrise : leurs activités, qui consistent dans le maniement quotidien et routinier de quelques applications, développent souvent des compétences locales qui restent peu transférables.
De plus, leurs pratiques ne les conduisent que très peu à cerner le système, « la coulisse » de ce qu’ils reçoivent comme spectateurs : or, il est essentiel de faire appréhender le fonctionnement du système et les enjeux éthiques ou économiques de leurs usages et de faire saisir comment ceux-ci influent sur leurs manières de construire la connaissance et d’agir en relation avec autrui (Bouchardon et Cailleau, 2018).
Enfin, les études de Cordier (2015) ont montré que l’École possède bien des attendus vis-à-vis des compétences informationnelles et communicationnelles des élèves (par exemple, faire des recherches, réaliser des productions sur écran…), alors que les écarts sont manifestes entre ces attendus et la plupart de leurs pratiques privées.
Ne pas enseigner ces compétences explicitement, dans les classes, revient alors à laisser se creuser des inégalités. En effet, si l’on regarde les écarts entre pratiques des élèves des pays de l’OCDE selon leur origine socio-économique, ceux-ci ne sont pas marqués par le temps passé sur internet, qui est à peu près équivalent, mais par leurs usages : les enfants issus des milieux plus favorisés utilisent les courriers électroniques, suivent l’actualité sur internet, tandis que les élèves issus des milieux moins favorisés se consacrent plutôt à des jeux vidéo. Ainsi, prendre en charge un enseignement pour tous de la littératie numérique devient un moyen de lutter contre les inégalités.
Comment enseigner la littératie numérique ?
Les recherches portant sur cet objectif sont encore récentes mais plusieurs résultats peuvent guider un enseignement de la littératie numérique, notamment dans les disciplines liées au lire-écrire.
- Ces compétences doivent être explicitement enseignées : les connaissances doivent être validées socialement et objectivées à travers un discours institutionnalisé et des supports utilisables par les élèves (Cordier, 2015).
- Il faut « apprendre aux élèves à mobiliser des stratégies différentes selon les intentions de lecture, les genres et les supports. Celles-ci doivent être verbalisées et progressivement intégrées » (Lacelle et al, 2017).
- Il faut conduire les élèves à faire des liens avec les pratiques littératiques plus traditionnelles de la sphère scolaire, leurs pratiques personnelles et les compétences de littératie numérique (Brunel et Coste, 2023).
- La manipulation d’un métalangage adapté pour parler des activités de lire/écrire sur écran doit être encouragée car elle permet de mieux prendre conscience des spécificités de ces pratiques (Lacelle et al., 2017).
- Il est nécessaire d’ouvrir les corpus d’étude dans les différentes disciplines, et notamment en français, aux textualités numériques, en orientant les élèves vers des pratiques du numérique exerçant leur sensibilité et leur créativité ainsi que leurs compétences critiques et éthiques (Brunel, Lacelle, Acerra, 2022).
Conclusion
La littératie numérique apparaît comme une notion encore peu connue par les enseignants, alors même qu’elle est considérée comme une compétence essentielle du citoyen du xxie siècle. Sa maîtrise paraît pourtant essentielle et de nombreux travaux en soulignent les enjeux. Plusieurs recherches permettent déjà d’appréhender son enseignement en contexte scolaire et soulignent l’importance de le lier aux pratiques personnelles et sociales.
Se présente là un défi, à la fois pour les enseignants-chercheurs et formateurs, qui doivent constituer la maîtrise de la littératie numérique en objet de savoir, mettre à l’épreuve des scénarios de transpositions didactiques des compétences à enseigner (Brunel et Coste, 2023) et proposer des ressources aux professeurs (Coste et Brunel, à paraître), mais aussi pour les institutions et les cadres, qui doivent envisager la place d’un tel enseignement, et en concevoir un véritable curriculum ; enfin, il concerne les enseignants qui doivent s’employer à soutenir les élèves dans le développement de leurs compétences de littératie numérique.
Magali Brunel, professeure des Universités en Sciences de l’éducation, LIRDEF, Université de Montpellier
Lien vers l’article : https://www.reseau-canope.fr/agence-des-usages/enseigner-la-litteratie-numerique-pourquoi-comment.html
Recommandation
Les enseignants, en particulier les professeurs des écoles et les professeurs de français, doivent ainsi envisager de prendre en charge, dans une logique de continuum, l’apprentissage du lire-écrire sur écran, du moment que leurs élèves ont appris à lire et écrire.
Il s’agit de mener un enseignement explicite de la littératie numérique par des moyens adaptés :
- du côté des supports : textes papiers ou numériques mobilisant différents modes langagiers, sites, œuvres littéraires numériques ;
- du côté des outils : utiliser des outils dans la classe, varier le matériel selon les usages, faire verbaliser les procédures et utiliser un métalangage adapté ;
- du côté des dispositifs : envisager des séances dont l’objectif d’apprentissage est principalement la littératie numérique, prévoir à chaque étape des retours sur l’activité menée permettant son évaluation et son appropriation par tous.
Bibliographie
- Bigot,V., Ollivier, C., Soubrié, T. & Noûs, C. (coord.) (2021). Littératie numérique, penser une éducation langagière ouverte sur le monde, Lidil. [En ligne], 63 | 2021, mis en ligne le 30 avril 2021, consulté le 11 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/lidil/9181 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/lidil.9181
- Bouchardon, S. & Cailleau, I. (2018). Milieu numérique et « lettrés » du numérique. Le Français aujourd’hui, « La conversion du littéraire », 2, 200, p. 117-126.
- Brunel, M. & Coste, J. (2023). Des gestes professionnels caractéristiques de l’enseignement de la littératie numérique ? L’exemple de l’enseignement de la compétence « naviguer-rechercher ». Recherches, 78, « Médias », p. 161-180.
- Brunel, M., Acerra E. & Lacelle, N. (2022). Développer la littératie numérique par l’enseignement de la littérature numérique, Résultats d’une enquête exploratoire, 9e Colloque international en éducation, CRIFPE, 12-14 avril 2022.
- Conseil de l’Europe (Éd.) (2020). Manuel d’éducation à la citoyenneté numérique. Être en ligne, bien-être en ligne, mes droits en ligne.https://rm.coe.int/168098f322
- Cordier, A. (2015). Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information. C&F éditions.
- Coste, J. (2021). Essor et contours conceptuels de la notion de littératie numérique : contribution du GTnum #Scol_IA. Recension de LIDIL, 63 (2021). https://edunumrech.hypotheses.org/3781
- Coste, J. & Brunel, M. (à paraître). L'enseignement de la littératie numérique pour la formation à une citoyenneté numérique : une étude exploratoire. ALSIC.
- Daunay, B. & Fluckiger, C. (2018). Écriture et numérique : pourquoi et comment parler de littératie numérique ? Recherches, 69, p. 71-86. https://www.revue-recherches.fr/wp-content/uploads/2020/12/071-086_R69_DaunayFluckiger.pdf
- Inaudi, A. (2017). École et numérique : une histoire pour préparer demain. Hermès, La Revue, 78, p. 72-79, CNRS Éditions. DOI 10.3917/herm.078.0072
- Lacelle, N., Boutin, J.-F. & Lebrun, M. (2017). La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique. LMM@.Outils conceptuels et didactiques. Presses de l’Université du Québec. doi.org/10.2307/j.ctt1z27hcs
- Tremblay, C. & Poellhuber, B. (2022).Analyse qualitative de référentiels de compétences du XXIe siècle, numériques et informationnelles : tendances mondiales observées. Formation et profession, 30 (2). doi: 10.18162/fp.2022.648