fil-educavox-color1

« La commande politique et le processus de projet n’est pas chose aisée, car il exige des passeurs entre les acquis de la recherche et la traduction dans le réel » (Michel Lussault, 2001)
1. Pourquoi utiliser des Légos© dans une démarche de formation ?
Les démarches de formation, même lorsqu’elles sont instrumentées par le numérique, reposent très largement sur l’utilisation de stratégies et d’arguments oraux et écrits. Depuis l’école maternelle nous avons été formatés pour apprendre et enseigner dans un schéma spatial très cadré – Un tableau, un bureau, « le boulot ». Les modalités d’apprentissage consistent largement à écouter une parole qui vient du sommet pour aller vers la base (le schéma transmissif) comme il est rappelé dans Petite poucette : « Jusqu’à ce matin compris, un enseignant dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir, qui en partie gisait dans ses livres. Il oralisait de l’écrit, une page source » (Michel Serres, 2013)
L’esprit est largement mobilisé au détriment du corps, dans ce système. L’usage des solutions numériques a probablement accentué cette dichotomie dans nos représentations. La supériorité de l’esprit, l’effacement du corps est le paradoxe que nous avons à gérer. La société hyper technologique dans laquelle nous baignons, tend à nier le corps dans les processus de conception. Il n’est qu’à voir les hiérarchies qui se créent dans les dispositifs de formation, en haut de la pyramide les élites : elles entrent dans les cercles du pouvoir par la voie de la pensée et du concept. La pyramide se rétrécissant, filtre après filtre on passe aux formations moins considérées (on ose le pudique formations à faibles flux) des sections technologiques, puis aux sections professionnelles. Plus la main est présente dans le processus de formation plus la déconsidération sociale est forte. Quel est le parent qui oserait dire fièrement en société mon fils passe un bac pro quand le reste de l’assistance parle de master, de HEC, d’ENA … ? Plus la main est présente moins le prestige est fort[1].
La main et le processus industriel sont disqualifiés quand toute notre Humanité s’est construite sur l’artefact main / esprit (André Leroi-Gourhan, 1964), alors même que la personnalité se construit dans le jeux, (Donald Wood Winnicott, 1971)

 Dans le propos qui m’intéresse ici, je souhaite évidemment parler d’éducation mais … une éducation qui se veut (voudrait) industrialisée, ou qui pourrait l’être. Paradoxe évident qui renvoie à mon propos précédent, comment éviter la main quand on veut industrialiser ? Peut-on penser sans convoquer le corps ? Le lien entre le corps et l’esprit n’a peut être jamais été aussi fort quand tout nous pousse à le nier, en tout cas d’un point de vue symbolique (Jean-Paul Moiraud, 2014).
La littérature scientifique foisonne de réflexions sur le lien entre la main et l’esprit. On peut recommander de lire notamment « l’éloge de la main » (Henri Focillon, 1934) et « Le geste et la parole » (André Leroi-Gourhan, 1964) et « Ce que sait la main , la culture de l’artisanat » (Richard Sennett, 2010).
Il y a un lien fort entre la main et l’esprit, nous sommes certainement en train de le découvrir à nouveau avec l’émergence des Fablab dans les Universités et les laboratoires de recherches. Il est nécessaire cependant de ne pas réduire cette modalité de pensée au seul domaine que l’on qualifie de « sciences dures ». Les sciences sociales se prêtent aussi à l’exercice.
Les productions (qu’elles soient matérielles ou immatérielles) nécessitent de façon croissante une réflexion commune, un travail d’équipe, la part du coopératif et du collaboratif s’accroit.Nous exerçons notre activité dans les deux dimensions de la socialisation : l’espace social réel et les espaces numériques. Il ne s’agit plus de déterminer celui qui prime, puisqu’ils sont complémentaires, nous alternons à dose plus ou moins forte les usages sociaux dans l’un et l’autre.
Je voudrais ici, rester dans la sphère du réel, de la socialisation en présentiel. Les discours sur la pédagogie et la recherche parlent à foison des besoins de coopérer et de collaborer. Il est cependant très difficile de passer du concept à la pratique et ce pour plusieurs raisons :
La culture individualiste qui règne à l’éducation nationale ;

La culture pyramidale qui est très ancrée dans les habitudes et qui développe plutôt une culture de l’opposition qu’une culture de la collaboration.

 D’ailleurs il est peut être utile de se poser au préalable la question de la nature de la collaboration entre individus ? Est ce toujours une valeur positive ? Peut-elle être négative ? Il est nécessaire de passer par le préalable réflexif (Jean-Paul Moiraud, 2012) avant de se lancer dans une action.
2. La main instrument de la collaboration, spatialiser la socialisation
L’introduction du numérique dans nos pratiques intellectuelles, dans nos rapports sociaux, dans notre travail nous a largement fait croire que le corps s’effaçait au profit de l’esprit. Nous vivons largement dans ce fantasme du tout dématérialisé. Combien de fois avons nous entendu des personnes défendre la suppression des amphithéâtres, la réduction des tailles des salles etc. Dans cette forme d’esprit, le réel s’oppose au virtuel, or … Je m’appuierais sur le principe qu’il n’y a pas de distinction entre le réel et le virtuel, thèse défendue dans « L’Être et l’écran » par (Stéphane Vial, 2013). Nous exerçons notre vie dans l’un et l’autre de ces espaces sans distinction. Dans l’une et l’autre de ces dimensions, la main est présente et active.
Relisons un passage de l’éloge de la main :
 « J’entreprends cet éloge de la main comme on remplit un devoir d’amitié. Au moment où je commence à l’écrire, je vois les miennes qui sollicitent mon esprit, qui l’entraînent. Elles sont là, ces compagnes inlassables, qui, pendant tant d’années, ont fait leur besogne, l’une maintenant en place le papier, l’autre multipliant sur la page blanche ces petits signes pressés, sombres et actifs. Par elles l’homme prend contact avec la dureté de la pensée. Elles dégagent le bloc. Elles lui imposent une forme, un contour et, dans l’écriture même, un style » (Henri Focillon, 1934)

 Il est en est de même du codeur, tel que le défini Milad Doueihi : « Après une longue absence, le corps fait donc irruption dans notre environnement numérique. » /…/ « On ne peut penser et écrire qu’assis (Gustave Flaubert). – Je te tiens nihiliste ! Être cul de plomb, voilà, par excellence, le péché, contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant vâlent quelque chose. » Iĺ semble que notre réalité numérique soit plutôt Nietzschéenne, mais au lieu de se promener dans la nature, on se balade dans les espaces urbains, investis par le numérique. C’est précisément ce mouvement continu vers la mobilité qui caractérise l’urbanisme virtuel au cœur de l’humanisme numérique » (Milad Doueihi, 2013)
 La main qui dialogue avec l’esprit voilà ici notre questionnement posé, nous pouvons reprendre sa formule de Kant « La main est la fenêtre ouverte sur l’esprit » Comment peut-on solliciter nos mains pour imaginer et concevoir des modalités d’apprentissage et d’enseignement ?
 Je ne souhaite pas que de la décantation de mes propos se transforme en un précipité constitué de l’anecdote d’une pièce de plastique danoise manipulée. J’aimerais voir émerger une méthode de réflexion qui mette en relation, des individus producteurs de sens dans une relation main – esprit, préfigurant un habitus de collaboration.
 « La technicité à deux pôles de nombreux vertébrés aboutissait chez les Anthropiens à la formation de deux couples fonctionnels (main-outil et face langage), faisant intervenir au premier rang la motricité de la main et de la face dans le modelage de la pensée en instruments d’action matérielle et en symboles sonores. L’émergence du symbole graphique à la fin du règne des Paléanthropes suppose l’établissement de rapports nouveaux entre les deux pôles opératoires, rapports exclusivement caractéristiques de l’humanité au sens étroit du terme, c’est-à-dire répondant à une pensée symbolisante, dans le mesure où nous en usons nous même » (Leroi-Gourhan, 1964)

3. Instrumenter des Légos© pour « solliciter l’esprit »
Ce sont des objets répandus que l’on peut facilement obtenir, parce que présents dans notre système des objets. C’est un matériel didactique répandu, intégré dans notre environnement personnel :
· Il peut produire du sens lorsqu’il est spatialisé par un geste pensé ;

· Il s’inscrit dans la dimension du 3D et dialogue dans un système de correspondance avec d’autres objets complémentaires ;

· Il permet de conserver des traces de ses constructions intellectuelles sans avoir recours au dessin (la photographie des agencements palliant le déficit de compétences graphiques).

 Le Légo© instrumenté pourrait se résumer comme la trace de la spatialisation d’un processus de conceptualisation collaboratif.
4. Organiser un atelier Légo©
Le terme atelier est ici entendu dans son sens historique plus que pour dénommer communément un lieu d’activité. L’atelier est le lieu d’exercice de l’artisan, celui dont la main est à l’origine du produit fini.
« Compte tenu de cette solidarité rituelle, Confucius et Platon croyaient tous deux que les artisans faisaient de bons citoyens. L’intelligence que l’artisan avait de la société s’enracinait dans l’expérience concrète, directe, des autres, plutôt que dans la rhétorique, des abstractions flottantes ou des passions temporaires  » (Sennett, 2010)

 Utiliser des Légos© c’est aussi intégrer le jeu dans le schéma de réflexion collective. Le jeu est lié à l’expérience culturelle, c’est d’ailleurs ce qui est souligné dans « jeu et réalité » :
 « Selon moi, « jouer » conduit naturellement à l’expérience culturelle et même en constitue la fondation » (D.W Winnicott, 1971)

 Les Légos© sont dans l’imaginaire de chacun liés à la structure enfantine, ce qui d’une certaine façon, est déjà un pas pour se départir de ses a priori pour se concentrer sur la réflexion.
A. L’intention pédagogique de l’atelier – « Un geste, un concept, une justification
Dans le discours ambiant les termes de coopération et de collaboration sont très utilisés. Il est fort probable qu’il y ait un delta important entre le déclaratif et les usages.
 Il convient tout d’abord de s’entendre sur la terminologie de ces deux concepts :
« On parlera de travail ou d’apprentissage coopératif quand chaque apprenant doit participer à un travail commun, en créant ensemble quelque chose, chacun produisant une part. Un leader (un chef de projet ou un responsable d’équipe) élabore le scénario, supervise l’ensemble du projet, collecte les différentes parties produites, et si nécessaire, régule les interactions sociales qui permettent les ajustements nécessaires à la coopération. Le résultat du travail est la somme de toutes les parties réalisées. Les observations ont montré qu’un scénario coopératif pouvait marcher dans une classe et/ou à distance en utilisant les TIC, 1°, quand le professeur (ou le formateur, ou un responsable) a préalablement défini le produit attendu ; 2°, quand le professeur est capable de gérer les groupes en prenant en compte les compétences individuelles ; 3°, quand les apprenants se sentent impliqués

On parlera de travail ou d’apprentissage collaboratif quand les apprenants ont à résoudre un problème ou à élaborer ensemble une connaissance complexe. Il est alors impossible de définir à l’avance qui va faire quoi, combien de temps cela va prendre, quel résultat spécifique est attendu, etc. Chaque membre du groupe, impliqué dans un scénario collaboratif, doit s’engager, même s’il n’a aucune idée des coûts et/ou bénéfices qu’il en tirera pour lui. Il semble que cette stratégie fonctionne quand 1°, le groupe a des objectifs et/ou des besoins proches ; 2°, le groupe partage des valeurs communes, même implicitement. L’histoire de l’Internet au CERN, l’histoire de Linux, l’histoire de l’encyclopédie libre Wikipedia peuvent être considérés comme des exemples de travail collaboratif. » (Hélène Godinet, 2007)

L’intention est de réunir des acteurs du monde de l’éducation en un même lieu pour les engager à collaborer sur un sujet donné. J’entends par là une collaboration réelle qui nous éloigne des principes de la « collaboration en silo[2] », Jean-Paul Moiraud, 2014
 Pendant le temps de l’atelier, les acteurs doivent utiliser les Légos© et leurs accessoires pour formaliser et spatialiser leurs principes.
B. Les principes d’action
Le matériel didactique est déposé sur la table par le formateur – Un support papier servant de base pour la pose des Légo© – Des Légos en quantité suffisante – Un carnet de note – Des stylos – Un appareil photo – Une table, des chaises.
 Les groupes de travail / réflexion sont constitués, si possible en les structurant dans un principe d’hétérogénéité fonctionnelle. Mon idéal de groupe serait une organisation constituée par des IGEN, des IPR, des IEN, des chefs d’établissement, des enseignants, des administratifs, des représentants du RESP (autres secteurs de la fonction publique). La véritable collaboration passe par une réflexion sur les enjeux croisés de la verticalité et de l’horizontalité. Dans l’idéal il serait souhaitable que l’intuitus personae disparaisse temporairement. Le titre des individus peut être un facteur bloquant ou d’autocensure dans l’argumentation construite.
 Le sujet de réflexion est présenté au groupe.
 Les membres du groupe constitué doivent combiner le geste et le concept. Exemple si je pose deux Légos© en face à face, je me mets en disposition de justifier mon choix et de lui donner un cadre conceptuel. Exemple dialoguent-ils ? Collaborent-ils ? Coopèrent-ils ? Sont-ils dans un rapport hiérarchique de type injonction ?
 L’atelier est par essence un lieu de collaboration, de débats et d’arbitrage entre les membres du groupe constitué.
5. Un sujet de réflexion possible
L’espace de formation instrumenté – Dans deux espaces parallèles représenter la salle de cours de type frontal et la salle qui intègre les solutions numériques.
A. Spatialiser sa pensée
À partir des plans de masse d’une école, d’un collège représentés sur une photocopie A3 posée sur une table au minimum) placez les Légos©. Il s’agira d’imaginer les interactions qui s’établissent entre les machines, [éviter les machins] (Baudrillard, 1968) et les acteurs des dispositifs de formation. Chaque acteur qui pose un Légo© sur l’espace dédié doit justifier son choix en mobilisant des structures conceptuelles. Il est loisible d’utiliser la photocopie pour écrire et poser des verbes d’action, des idées. Le plan de masse annoter constituera une trace utile d’activité (voir image ci-dessous)
Rappelons que le travail doit être de type collaboratif réel et déboucher sur une proposition collective négociée et argumentée.
B. Rédiger l’acte de collaboration
Rédiger de façon collaborative les propositions, les appuyer par des ressources graphiques en photographiant les productions spatialisées. Il convient que le groupe à l’appui des discussions et des arbitrages rédige une synthèse du projet négocié. Il sera ainsi, a posteriori, de revenir aux débats, de les analyser, de les reproduire. La trace est indispensable dans un dispositif de formation.
C. Conserver des traces photographiques
Les participants sont invités à photographier leurs constructions intellectuelles pour être en capacité de déborder le temps de la formation. Il sera ainsi loisible d’y revenir a posteriori, de reproduire la scène, de reproduire le schéma de pensée. Les Légos© permettent de lever l’obstacle de la représentation graphique qui nécessite des compétences particulières. Les personnages Légos© sont déjà des représentations 3D, on peut aussi les accessoiriser au sein de scènes signifiantes[3].
D. Conserver des traces écrites
Le travail collaboratif (le réel pas le déclaré) doit déboucher sur une production écrite. Les formes peuvent être polymorphes :
· Une synthèse des discussions ;

· La somme des annotations déposées sur le support papier (voir E) ;

· Un mémo a posteriori rédigé de façon plus formelle ;

· Une carte mentale.

Quelques exemples possibles de réalisations
photo lego-e25e9-f8844
*******************
7. Bibliographie
Baudrillard, J. (1968). Le système des objets (éd. Tel). (Gallimard, Éd.)
Doueihi, M. (2013). Pour un humanisme numérique.
Focillon, H. (1934). L’éloge de la main. (L. c. sociales, Éd.) Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi.
Godinet, H. (2007). Le Campus numérique FORSE : analyses et témoignages. (PURF, Éd.)
Jacques Wallet (sous la direction de). (2002). Le campus numérique Forse, analyses et témoignages. (PURF, Éd.)
Leroi-Gourhan, A. (1964). Le geste et la parole. (A. Michel, Éd.)
Lussault, M. (2001). L’urbanisme de la chronotopie. Le grand Lyon – Les cahiers millennaire 3.
Michel Serres. (2013). Petite poucette (éd. La pomme).
Moiraud, J. (2012). Collaboration, coopération, analyse des principes. Blog.
Moiraud, J.-P. (2014). De l’utopie de la négation du corps au geste tactile, un pas vers l’école du futur ? (Blog, Éd.)
Sennett, R. (2010). Ce que sait la main . La culture de l’artisanat . Albin Michel.
Tallis, R. (2003). The hand : A philosophical inquiry in human being. Edimburg University press.
Vial, S. (2013). L’être et l’écran. (PUF, Éd.)
Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Folio essais.
***
[1] NDLR – J’exclue de mon propos les métiers d ‘art, producteurs de plasticités élégantes valorisées qui répondent à une autre logique de perception.
[2] La salle de co-working un espace signifié et signifiant pour construire des savoirs
http://moiraudjp.wordpress.com/2014/08/21/la-salle-de-co-working-un-espace-signifie-et-signifiant-pour-construire-des-savoirs/. [« La "collaboration en silo" consiste à travailler uniquement en groupe de pairs (les profs avec les profs, les administratifs avec les administratifs, les ingénieurs pédagogiques avec les ingénieurs pédagogiques…) . Il est important d’unir les réflexions de personnes de services, de formation, de grades différents faute de quoi la collaboration est conçue sur la base de codes et de culture communs (c’est contreproductif) »]
Dernière modification le mardi, 18 novembre 2014
Moiraud Jean-Paul

Cherche à comprendre quels sont les enjeux des perturbations du temps et de l'espace dans les dispositifs de formation en ligne. J'observe comment nous allons passer du discours théorique sur les bienfaits des modes collaboratifs à l'usage réel. Entre collaboration sublimée et usages individualistes de pouvoir, quelle place pour le numérique ?
 
***