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Entreprise éthique, entreprise citoyenne, entreprise respectueuse de l’environnement. Les vocables se multiplient, preuve de l’expression d’attentes de plus en plus fortes de la société civile vis-à-vis des acteurs économiques que sont les entreprises à une époque où le souci du bien commun ne peut plus être uniquement à la charge de l'État.

L'entreprise, le social et l'environnement sont en quête de nouveaux pactes au sein de ce qu'on appelle la Responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises. Notons que le terme anglais "social" couvre un champ plus large que le mot français social. Il est donc préférable de le traduire par sociétal.[1]

De quelle éthique s’agit-il ?

C’est bien l’aspect pragmatique du problème posé par Marcel Desvergne[1] :

« Nous voulons parler d’éthique, mais à l’époque de la mondialisation, les modes de pensée ne sont pas univoques. Nous devons prendre en compte en tant qu’éducateur cette dimension quand nous parlons d’éthique. »

Pour les éducateurs du monde occidental qui ont comme référence une éthique qui s’est imposée depuis le 16ème Siècle suite à une série de controverses[2] tout en présentant des transgressions permanentes[3], il est difficile de saisir que ces entrepreneurs conçoivent d’autres rapports à l’humain.

L’interrogation sur leur éthique peut être explicitée à partir des processus des pratiques pédagogiques et didactiques.

Comme finalité éducative, elles ont l’émancipation progressive du public scolaire par la connaissance.

Cette émancipation par l’acquisition de connaissances ouvre la voie à la « capabilité »[4] de l’adulte. Elle se construit à partir de l’information sur l’origine des matériaux et sur une analyse des méthodes qui permettent à l’entrepreneur de faire aboutir son projet.

Cette finalité éducative s’oppose à l’objectif qui considère l’éducation comme une procédure d’instruction qui transmet les éléments cognitifs utiles à l’exercice d’une fonction dans un système pré déterminé le plus souvent par une orientation politique ou par un lobby économique.

Certains peuvent affirmer que la mondialisation a rendu homogènes les conceptions de l’homme qui construisent une éthique et a produit une définition universelle de l’homo economicus[5] au sein d’une économie de marché de plus en plus régulée par des affaires financières.

N’existe-t-il pas la nécessité de considérer que l’entrepreneur chinois ou sud coréen se trouve au sein d’une richesse conceptuelle[6] de dimension historique se conjuguant avec la pensée dominante de l’époque et que le client africain ou européen possède lui aussi sa propre richesse conceptuelle  influencée par les opinions contemporaines.

En choisissant l’utilisation du smartphone, il n’est pas question d’en faire un modèle pédagogique et didactique mais de montrer que les usages, quels qu’ils soient[7],  sont des portes ouvertes vers une formation compréhensive de l’enfant et de l’adolescent.

Les procédures  mises en œuvre par les entrepreneurs et les savoirs des usagers sont deux domaines disjoints ; d’un côté, il s’agit de réunir les matériaux et les ressources pour fabriquer, de l’autre il s’agit d’utiliser un produit afin d’en faire un bien dont la convivialité et les fonctions rendent opaques toutes les opérations qui ont abouti à sa fabrication.

Pour l’éducateur, il s’agit de mettre en relation ces deux domaines disjoints dans la pratique.

Que nous apprend la recherche documentaire sur les matériaux contenus dans cet outil d’information et de communication ?

Elle nous indique les matériaux utilisés, les sites d’extraction, les conditions des employés dans les zones minières, l’implantation de la fabrication.

Elle caractérise  les espaces géographiques des richesses minières, les distances entre les lieux d’extraction et les sites de fabrication, les conditions des employés sur les mines[8] et celles des employés sur les sites de fabrication[9], la distance géographique et la différence des organisations  politiques entre les sites miniers et les implantations des sociétés et des usines.

Dans un enseignement traditionnel qui ne s’intéresse pas à l’éthique, la programmation de la transmission des informations se répartit entre les disciplines académiques. Chaque élément documentaire trouve place dans un programme didactique, tel que  celui de la géographie, de la physique, de l’économie, de l’ethnographie…

Si ce choix pédagogique n’introduit pas une réflexion sur l’éthique, il donne des bases pour étudier et confronter les résultats que chaque problématique disciplinaire permet d’élaborer.

Les cartes géographiques montrent qu’il existe des distances importantes entre les différents sites qui participent à la réalisation de l’objectif d’un produit numérique, que les sociétés sont distantes des lieux d’extraction, qu’une partie des usagers ne fait pas partie des espaces géographiques, politiques et économiques des chefs d’entreprise ce qui a pour conséquences d’augmenter les rapports dissymétriques entre la décision des entrepreneurs et la capabilité des clients, soit entre les promoteurs et les usagers.

La cartographie, par exemple, met en évidence que les richesses minières quittent le continent africain pour être transformées pour le smartphone dans des états tel que la République populaire de Chine  et  la République de Corée (Corée du Sud) où se trouvent localisées les principales sociétés de fabrication des smartphones.

Comment l’entrepreneur appréhende-t-il que les minerais quittent l’Afrique pour être transformés en pièces du smartphone par sa société implantée en Chine ou en Corée et que ces produits reviennent en Afrique ou en Europe pour créer un marché qui développe des usages ?

La réflexion sur une conception de l’homme, sur un droit au bonheur, sur une vie juste prend du sens chez l’entrepreneur quand ses  références implicites et explicites sont confrontées à celles des clients africains ou européens.

La cartographie avec ses représentations photographiques et les commentaires qui les accompagnent apprend que les zones géographiques  d’extraction des minerais sont modifiées et rendues impropres à la vie et à toute activité à la fois sur les pays eux-mêmes producteurs des smartphones[10] mais aussi sur les terres des autres Etats uniquement détenteurs de sites miniers[11].

En effet tout en gardant une apparence légale avec un consensus entre les élus et les investisseurs, quand le projet se réalise toute une population autochtone se trouve spoliée de la terre rendue inexploitable accompagnant la destruction de son lieu de vie sans compter les impacts sur l’écologie et le climat.

Cette prise de conscience de ces faits que l’éducateur connaît et qu’il apprécie en tant qu’héritier des siècles des lumières mais aussi du Comité National de la Résistance[12] , de la déclaration universelle des droits de l’homme, et de l’UNESCO, peut-il et comment doit-il la transmettre aux jeunes et aux adolescents ?

Peut-il expliquer aux générations montantes en quoi le smartphone est aussi le résultat de ces procédés ?

La question de la transmission d’une réflexion sur l’éthique des entrepreneurs, créateurs d’usages, nécessite de mettre à jour des pratiques entrepreneuriales et financières. Ces pratiques, notamment situation sociale des travailleurs, destruction de l’environnement, exode de population, se révèlent être en contradiction avec une éducation citoyenne et démocratique qui considère l’éthique comme « la recherche du bonheur et de la bonne vie » non simplement pour soi mais aussi pour les autres.

L’analyse de ces pratiques n’introduit-elle pas une réflexion sur l’altérité ?

En posant la question de la « responsabilité », Jean- Louis Genard,  permet d’éviter les jugements prérequis sur les décideurs au profit d’une problématique :

« J’ai ainsi proposé de rapporter historiquement la responsabilité à un tournant de ce qu’on pourrait appeler « l’interprétation de l’action » ou plus généralement, dans « l’interprétation de ce qui se passe ».

On peut aisément admettre que toutes les cultures ont cherché à répondre à cette question et y ont de fait apporté des réponses très diverses à travers lesquelles se sont structurés leurs rapports au moins aux autres à eux-mêmes, se sont modelés leurs environnements institutionnels. »[13]

Si nous poursuivons la pensée de Jean-Louis Genard, notre appréciation de l’éthique passe par une interprétation  de l’action en partie décrite dans la recherche documentaire  Cette interprétation prend en compte les structures linguistiques  des différentes parties : « j’aimerais attirer l’attention sur le fait qu’il me paraît possible de montrer que l’émergence et la stabilisation du modèle responsabilisant d’interprétation de l’activité sont intrinsèquement liées à celles des structures linguistiques »[14].        

Il s’agit d’une ouverture sur la linguistique comparative synchronique pour introduire  un questionnement sur l’écart possible entre l’éthique de l’entrepreneur et celle de l’usager avec une  finalité éducative qui veut éviter que le modèle dominant de l’apprenant n’entraine une appréciation pré requise de l’action.

La transmission de l’interprétation de l’action humaine au sein de différentes cultures anthropologiques appliquée aux entrepreneurs et aux usagers nécessite qu’elle s’inscrive dans des problématiques dont pour J-L. Genard la linguistique est une des possibilités.

Elle permet d’envisager des pratiques pédagogiques qui considèrent l’usage comme une ressource et des pratiques didactiques qui développent des processus cognitifs argumentés. Elles ont comme finalité éducative la compréhension de la posture éthique des uns et des autres dans une mondialisation d’une économie de marché.

Ce début de réponse à la question posée par Marcel Desvergne doit se poursuivre en développant l’argumentation sur les rapports  entre les décideurs-entrepreneurs et les usagers du numérique. Elle doit expliciter la valeur éducative de la transmission des fondements de l’éthique des uns et des autres.

Pr. Alain Jeannel                                                                                         Février 2019


[1] http://www.aqui.fr/politiques/marcel-desvergne-le-politique-doit-plonger-dans-le-bain-du-

https://150ans-laligue.org/150ans-laligue/25-ans-duniversites-dete-de-la-communication-par-marcel-desvergne/

[2] La controverse de Valladolid

[3] « L’éthique du planificateur » p.338 in   Pour une sociologie de l'éthique – Persée

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1978_num_19_3_6911

de FA Isambert ,P. Ladrière, J.P. Terrenoire. . - ‎1978 -

[4] Sen Amartya, L’Idée de justice, Seuil, Paris, 2010.

[5] Cohen Daniel , Homo economicus : prophète (égaré) des temps nouveaux Albin Michel, 2012, 230 p.

[6] http://www.journaldumauss.net/?L-ethique-confuceenne-du-travail

 Comment travailler avec les Coréens - Economie - L'Usine Nouvelle

https://www.usinenouvelle.com › Economie

[7] Jeannel Alain, « L’enfant producteur de textes : quelles conséquences » in Perspectives de réussite, au-delà des insuccès scolaires-Bordeaux  : Académie de Bordeaux , 1984.

[8] Dans ces mines naissent vos smartphones - Capital.fr  https://www.capital.fr/economie-politique

[9] Les secrets de fabrication d’un smartphone Visite d’usine, jojol You tube, les opérateurs 19 mai 2018  -  On vous fait visiter une usine de smartphones en Chine DQJMM2/2 ? 01net TV ? You tube 3 nov.2017

[10]Hasski Pierre, « Lu Guang est attiré par l’envers du décor, quand d’autres préfèrent les néons et les paillettes. Est-ce pour cela qu’il a « disparu » le 3 novembre… »L’obs, décembre 2018, p.68-72

[11] Dans ces mines naissent vos smartphones - Capital.fr  https://www.capital.fr/economie-politique

[12] Pour un éducateur français

[13] Genard J_L , « Responsabilité et solidarité : Etat libéral, Etat providence, Etat réseaux » in Soulet(ed) La solidarité à l’heure de la globalisation , Fribourg Académie Press , Fribourg, 2007.

[14] Genard J..L. Ce que la sociologie peut dire de la responsabilité

www.lames.cnrs.fr/IMG/pdf/responsabiliteliege.pdf

Dernière modification le mardi, 05 novembre 2019
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.