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Ce matin, je me suis réveillé dans le chagrin, la pitié et la colère. Le chagrin face à un acte ignoble : la décapitation en pleine rue d’un enseignant de la République qui avait montré en classe les caricatures de Charlie Hebdo, pour tenter d’expliquer la liberté d’expression à ses élèves. La pitié pour sa famille, pour ses enfants, pour ses élèves et leurs parents, pour la communauté éducative de ce collège, sans doute brisée et traumatisée pour longtemps.

La colère enfin, devant cet attentat de plus, cet attentat de trop, puisqu’il arrive après tant d’autres : Charlie Hebdo, l’Hyper Casher, le Bataclan, sans parler de ces autres meurtres islamistes sordides, celui de la policière Clarissa Jean-Philippe, celui du père Hamel, celui de Hervé Cornara, celui du couple de policiers de Magnanville, Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider. Il est bon et consolant de prononcer leurs noms, pour qu’on ne se souvienne pas que des noms des bourreaux, à commencer par les ignobles Kouachi, dont les trois syllabes résonnent encore en moi avec effroi.
 

Mais peut-on décemment se contenter d’offrir en partage, une fois de plus, du chagrin, de la pitié et de la colère ?

Déjà les réseaux sociaux se remplissent de sincères messages où l’indignation le dispute à l’émotion. Déjà fleurissent les badges « Je suis professeur d’histoire » ou les invocations aux fameuses « valeurs de la République ». Je dois dire que cette inflation verbale finirait par m’agacer complètement, si elle n’avait pas au moins le mérite de servir d’exutoire à des émotions collectives aussi violentes que sincères. Il n’empêche. Ce ne sont pas les « valeurs de la République » qui décourageront un jeune djihadiste tchétchène complètement fanatisé de passer à l’acte et de décapiter sa victime en pleine rue.
 
Nous sommes face à une double crise, une crise nationale et une crise mondiale. Les deux sont enchevêtrées et nous devons résoudre les deux.
La crise nationale d’abord. Victor Hugo écrit quelque part dans Les Misérables : « Il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs ».

Quels cultivateurs avons-nous été ?

Poser la question revient à se demander comment on fabrique des citoyens dans notre République.
Dans un livre que j’avais publié en 2017, je m’interrogeais sur la multiplication de ces attentats d’une violence inouïe, commis par des nationaux ou des résidents français de longue date. Comment en vient-on à égorger quelqu’un parce qu’il enseigne la liberté d’expression ou parce qu’il dessine des œufs de Pâques comme cela s’était produit au Royaume-Uni quelques années auparavant ? Comment en vient-on à égorger un prêtre qui appartient à la même communauté locale que vous ? Comment en vient-on à décapiter son ancien employeur ?
 
S’il n’y a rien de commensurable entre la sauvagerie du crime terroriste et le soi-disant « mobile » qui le déclenche, c’est bien qu’il y a deux visions incommensurables du monde qui s’affrontent. Les djihadistes qui commettent ces actes ne sont d’ailleurs pas des « séparatistes ». Il ne s’agit pas tant de se séparer du monde mécréant que de l’écrabouiller, d’en finir avec lui pour lui en substituer un autre. On ne veut pas vivre séparé des mécréants, on veut les convertir ou les sacrifier – pour se purifier soi-même.
 

Pour autant, ces actes en disent autant sur ceux qui les commettent que sur nous, les citoyens de la République.

 
Je commencerai donc par parler de nous – les citoyens de la République. Quels cultivateurs avons-nous été ?
 
Poser la question ne signifie pas battre sa coulpe. Je n’ai aucune envie d’incriminer le passé colonial de la France ou les discriminations ethniques. Ce sont des réalités que nous aurions tort de nier, mais ce serait grandement sous-estimer le fait djihadiste que de penser qu’il se développe à cause du passé colonial ou des discriminations. Il me suffit de dire que le djihadisme est une abjection ; pas besoin de prendre en plus les djihadistes pour des abrutis sans cervelle – du moins ceux qui arment idéologiquement et militairement les tueurs, car les tueurs, eux, sont bien porteurs de cette « bêtise du mal » dont parlait si justement Hannah Arendt. Quel genre de cultivateurs avons-nous été, donc, pour que prolifèrent ces discours fanatiques sur notre sol qui, sans forcément déboucher sur un passage à l’acte, outillent, légitiment, incitent les tueurs, en les installant dans un réseau de signifiants cohérent ? Le moment est venu de répondre à cette question et la réponse n’est pas brillante.
 
Nous n’avons pas suffisamment accompagné les enseignants et tous ces fonctionnaires en première ligne de la République, face au développement de ces discours et des ces pratiques.
 
Livrés à eux-mêmes le plus souvent, déconsidérés par la société, les enseignants, mais aussi les personnels hospitaliers, mais aussi les agents municipaux, mais aussi les fonctionnaires d’accueil des préfectures, mais aussi les pompiers et les policiers ont vu monter en puissance un dégradé de discours et de pratiques inacceptables – du refus d’être soigné par un homme ou une femme si l’on est du sexe opposé, au refus d’observer les minutes de silence à la mémoire des tués de Charlie Hebdo.
 
L’immense majorité d’entre eux a continué à faire preuve de pédagogie et de patience, expliquant par exemple aux gamins qu’en République le citoyen passe avant le croyant, que la laïcité n’est pas une arme pointée contre les croyants mais le principe architectonique de notre liberté collective et de notre coexistence paisible comme citoyens libres et égaux.
 
Mais il y a eu aussi parfois, en particulier de la part d’une partie de la classe politique qui se reconnaîtra, des renoncements, des lâchetés, des autocensures, et parfois de franches complicités, par exemple de la part de ces élus locaux clientélistes qui ont cru racheter leur réélection ou la paix sociale en s’acoquinant avec des associations anti-républicaines ou des idéologies totalitaires. Honte à eux. C’est la somme de ces petits arrangements consentis et parfois complices, qui ouvrent la porte au crime et au terrorisme, à la violence et à la banalisation de l’horreur.
 
Qu’il me soit ici permis de dire un mot de moi, qui explique pourquoi le drame d’hier me touche dans ma chair peut-être plus qu’aucun autre auparavant. Comme fils d’enseignant et comme enseignant occasionnel moi-même, je sais ce qu’est la tâche de transmettre des savoirs, non pas simplement pour préparer des jeunes gens à un métier mais pour en faire des citoyens éclairés, pourvus d’esprit critique. Mais il y a surtout mon histoire familiale. Etudiant à la faculté d’Alger dans les années 1980, mon père a vu ce cancer se propager, ces « vétérans » barbus d’Afghanistan qui essayaient de faire la loi en imposant aux femmes de se voiler, en interdisant d’écouter de la musique profane, en transformant les salles de cours en salle de prière. Il a vu aussi la lâcheté, la somme des petits renoncements qui conduisent au mal, les autorités universitaires pas assez fermes face au prosélytisme, le silence de la société civile quand des policiers ou des gendarmes ont été pris pour cible – après tout, ne s’agissait-il pas d’un affrontement entre une mouvance politique et un gouvernement qui refusait de reconnaître sa victoire? Et puis ce fut le tour des intellectuels, des journalistes et des libres penseurs. Puis celui des enseignants - de ces instituteurs égorgés parfois devant leurs élèves. Puis de la population, immolée comme à Bentalha. Je connais trop bien la mécanique implacable qui mène une société à s’effondrer sur elle-même et à sombrer dans la guerre civile, cette somme de petites lâchetés, de renoncements inconscients, d’autocensures, pour ne pas envisager avec effroi la spirale dans laquelle nous nous trouvons depuis de nombreuses années.
 

Ce n’est pas en renforçant les cours d’éducation civique ou en multipliant les « référents laïcité » que nous mettrons un terme à ce cancer qui nous ronge.

 
Il faut un gigantesque sursaut républicain, en destination de nos cinq millions de fonctionnaires qui ont besoin d’être formés, soutenus, accompagnés, protégés, écoutés, reconnus… beaucoup plus qu’ils ne le sont aujourd’hui. Mais aussi en destination de ces mères souvent seules, de ces familles parfois déstructurées et désemparées face au fanatisme de leur enfant. Mais aussi en destination de ces travailleurs sociaux, de ces coach sportifs, de ces animateurs et de ces médiateurs culturels qui font tous les jours un travail aussi anonyme que formidable. Nous ne règlerons pas ce problème simplement en faisant de la « rénovation urbaine » ou en « créant des jobs », même si nous devons aussi le faire. Nous règlerons ce problème en aimant et surtout en aidant tous les cultivateurs, en leur donnant des moyens, mais aussi des récits positifs, de l’imaginaire…
Et encore, tout cela ne suffira-t-il pas.

A cette crise nationale, qui fait toujours ressurgir le spectre du dissentiment, s’ajoute une crise globale – la crise spirituelle de l’islam qui se débat dans une sorte de guerre civile mondiale.

 
Peut-être ne sommes-nous pas assez sensibles à cet aspect des choses en France. D’abord parce que nous sommes une société profondément sécularisée, moins capable de comprendre la vitalité comme la morbidité du sentiment religieux. Ensuite, et c’est lié, parce que notre société est très profondément organisée par le principe de laïcité. C’est à la fois notre force et cela peut être une faiblesse.
 
Une force incroyable parce que la laïcité est un vecteur d’amitié civique et d’émancipation des individus comme il en existe peu. Cela peut être une faiblesse si nous en déduisons que nous n’avons « rien à dire » à l’islam parce qu’au fond nous n’aurions pas à nous mêler de religion, par une sorte d’aveuglement choisi vis-à-vis du fait religieux. Or, il est manifeste que l’islam se débat dans une crise spirituelle de très grande envergure, et que cette religion traverse une sorte de guerre civile mondiale à l’issue encore incertaine. Les islamistes fanatiques, qu’ils passent ou non à l’acte, qu’ils soient salafistes prétendument « quiétistes » ou djihadistes takfiri, s’inscrivent dans un courant théologique remarquablement décrit par Adrien Candiard dans son dernier petit livre, dont je recommande la lecture à chacun : le « pieux agnosticisme ».
 
Pour les salafistes comme les djihadistes, Dieu est tellement transcendant et omniscient qu’il en est « inconnaissable » ; il est impossible de l’appréhender avec le langage humain. Par conséquent, il faut adorer sa révélation, seule manifestation tangible de sa volonté. D’où l’interprétation littéraliste de chaque verset du Coran, de chaque hadith du prophète de l’islam. Le fanatisme islamiste manifeste une absence totale de relation avec Dieu ; puisque nous en sommes totalement coupés, nous devons adorer ses prétendus commandements.
 
Cet islam-là, issu de l’école hanbalite tendance Ibn Taymiyya, est obsédé par les conduites à tenir. Il est une orthopraxie plus qu’une orthodoxie. Il n’est pas une religion puisque la religion est une relation, elle est ce qui relie : verticalement l’homme à Dieu et horizontalement les hommes entre eux, comme le disait Michel Serres dans son livre posthume (Relire le relié). Il est intéressant de voir que cette tentation fanatique, dont le « pieux agnosticisme » est le fondement théologique, s’est retrouvée à des degrés et à des moments divers dans les trois monothéismes. Mais c’est indéniablement l’islam qui aujourd’hui fait face à la poussée de fièvre la plus problématique.
 
Loin de moi l’idée de dire à mes compatriotes de confession ou de culture musulmane ce qu’ils doivent faire de tout cela. Je ne suis pas spécialiste de théologie et ne prétends pas l’être. Mais je suis sûr d’une chose – ils ne peuvent plus se contenter d’être indifférents ou de clamer « Not in my name ». Précisément parce que ces actes sont commis « In their name ». S’ils sont pratiquants, simples croyants, ou à tout le moins attachés à leur religion comme culture, ils doivent en prendre soin, comme d’un trésor commun. Ils doivent mener le combat théologique et culturel. Ils doivent s’impliquer davantage dans les associations cultuelles et culturelles ; dans la formation et la sélection d’imams francophones et parfaitement au clair sur les valeurs de la République – dans l’idéal des imams qui n’ont plus rien à voir avec des pays étrangers qui pratiquent une bien étrange diplomatie ; dans l’émergence de cet islam des lumières dont parle si bien mon ami Ghaleb Bencheikh, avec une classe intellectuels, d’oulémas, de théologiens éclairés et influents auprès des jeunes. Bref, dans l’émergence d’un véritable islam français, entendu comme une religion et une culture parfaitement soluble dans notre patrimoine républicain.
 
Cela suppose de clarifier certains principes bien sûr, à commencer par deux : l’égalité absolue des hommes et des femmes (qui se traduit notamment par l’interdiction de la polygamie) ainsi que la liberté d’expression, qui implique l’absence de tout « délit de blasphème » en République. Le droit à la satire et à la caricature fait partie intégrante de cette liberté d’expression.
 
Dans notre malheur, nous avons cependant une chance. Notre pays a une relation ancienne et forte avec l’islam. C’est aujourd’hui la deuxième religion du pays en nombre de croyants. Si nos compatriotes de confession ou de culture musulmane prennent soin de leur propre religion, ils peuvent faire émerger un islam français des Lumières, dégagé des interférences étrangères. Cet islam français pourrait même devenir un exemple pour l’ensemble du monde musulman qui se débat aujourd’hui dans la crise spirituelle.
 
J’ai conscience de la charge mentale qui repose sur nos compatriotes de confession ou de culture musulmane. Comme citoyens, ils doivent mener le combat républicain avec tous les enfants de la République – c’est le « bouclier ». Comme croyants, ils doivent prendre soin de leur religion et la faire évoluer vers un islam français des lumières – c’est « l’épée ».
 
Le combat républicain nous regarde tous, le combat à l’intérieur de l’islam ne regarde que les musulmans. Mais nous pouvons les aider en leur témoignant notre amitié, notre bienveillance, notre confiance. Moi, même si je suis agnostique, cela me fait du bien d’entendre des musulmans parler de leur religion ou de leur culture comme d’une relation, qu’il s’agisse d’une relation verticale avec ce « Grand Autre » qu’est Dieu - ou des autres humains tout simplement.
 David Djaiz,
@DavidDjaiz
Auteur, enseignant à l'IEP de Paris
Dernière modification le mercredi, 20 avril 2022
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