Quelles postures éthiques et professionnelles la relation d'accompgnement exige-t-elle? Quels gestes et compétences professionnels? Quelle place est-elle accordée à l'autre, aux situations professionnelles? Cet texte, adressé à des formateurs en formation de formateurs, tente de répondre à ces questions fondamentales en situation professionnelle afortiori au sein d'une institution comme l'Éducation Nationale.
L’accompagnement en formation
Invariants et fluctuations ou les mouvements d’un seuil élastique
La notion d’accompagnement est une notion omniprésente dans notre paysage professionnel, dont on trouve une utilisation quasi systématique dans les divers secteurs de l’Éducation nationale. Elle est présente en pédagogie, en éducation, en termes de direction d’équipe et d’établissement, en formation, etc.
Mais cet usage quasi unanime emporte-t-il seulement une représentation et une compréhension uniques ? Recouvre-t-il un corpus commun de savoirs et de compétences ?
Il est difficile de répondre à cette question sauf à mener une enquête auprès de l’ensemble des personnels de l’institution. Mais j’imagine sans trop d’efforts qu’accompagner ne signifie pas exactement la même chose pour tout le monde et que cette démarche ne recouvre pas exactement les mêmes postures et les mêmes gestes professionnels selon les personnes.
L’un des objectifs de ce texte est de définir ce que signifie accompagner une personne (un sujet), un groupe et ce que cet acte recouvre en termes professionnels, tant du côté des postures de l’accompagnant que de ses gestes professionnels. Pour y parvenir, je tenterai, avec l’aide de certains auteurs, notamment Mireille Cifali dont les travaux correspondent parfaitement à ma sensibilité, de répertorier et d’établir les invariants et incontournables de l’accompagnement afin de les différencier des éléments pouvant fluctuer en fonction de la singularité des situations d’accompagnement. Par ailleurs, si j’aborde cette notion de manière généraliste, il n’en reste pas moins que je la destine aux gestes professionnels de formateurs, notamment dans le cadre de l’animation de groupes d’analyse des pratiques professionnelles.
Il est un point important pour moi et sur lequel je souhaite insister ; l’accompagnement est, quoi qu’il en soit, un type de relation professionnelle, et la place qu’y occupe l’autre est essentielle. L’accompagnement interroge en effet l’altérité, la place et l’importance que l’on accorde à l’autre et la nature du lien engagé avec lui, en milieu professionnel. C’est un type de relation professionnelle, comme l’on peut parler de relation hiérarchique, de relation asymétrique, de relation pédagogique, de relation éducative, de relation andragogique, de relation entre collègues, etc.
Si l’on voulait les catégoriser en leur attribuant une géométrie, on pourrait dire que les unes sont verticales, les autres horizontales et que certaines sont tantôt l’un, tantôt l’autre.
L’autre est donc au centre des préoccupations et la nature du lien qu’entretient l’accompagnant avec lui appelle la mobilisation de postures professionnelles, de compétences relationnelles ainsi qu’une grande sagacité intellectuelle, car l’accompagnement se joue « à même le vivant »[1], parfois dans l’instant, entre corps en présence.
Dans un sens courant, accompagner signifie d’abord être présent avec l’autre.
Il n’est pas rare de voir un parent accompagner son enfant à l’école, un proche accompagner un ami à un rendez-vous important. Vous remarquerez que si l’on dit « nous allons ensemble au théâtre », cela ne signifie pas exactement la même chose que de dire « je t’accompagne au théâtre ». Dans la première situation, il existe un projet commun autour duquel l’engagement et la place de chacun sont à peu près égaux. Dans la deuxième situation, le projet principal est d’abord celui de l’accompagné tandis que l’accompagnant vient de surcroît, en appui au projet de l’accompagné pour éventuellement lui permettre de le réaliser. « Je t’accompagne » signifie que je m’engage auprès de toi, mais qu’une partie de moi reste en périphérie et que tu restes celui qui décide.
De manière générale, accompagner possède une valeur positive, valorisante et marquée par le souci et l’attention portés à l’autre. La relation entretenue avec l’autre compte donc.
Ce soin accordé à l’autre trouve sa raison d’être la plus évidente dans la sphère médicale. En effet, dans le domaine du soin, avec le clinicien, qu’il soit psychiatre ou médecin généraliste, on parle d’accompagnement thérapeutique. Ici, ce type d’accompagnement ne sera pas l’objet de notre réflexion, même si son importance nous semble évidente. Notre objet sera l’accompagnement en formation ou dans le cadre de relations pédagogiques, éducatives ou andragogiques. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce type d’accompagnement ait, lui aussi, des effets thérapeutiques, en sus. Ces effets thérapeutiques, sauf à être constatés, le cas échéant, ne constituent pas l’objet principal de notre accompagnement.
Claude Revault D’Allonnes[2], au sujet du transfert dans une relation d’accompagnement, définit quatre niveaux d’engagement afin de définir celui de la démarche clinique, essentielle dans le champ des métiers de la relation, dont la formation.
Le premier niveau concerne un accompagnant qui a décidé de nier et de ne pas tenir compte des effets transférentiels.
Le second consiste à simplement être dans le transfert et à s’en arranger. Le risque de ces deux postures est celui de l’incompréhension, du surgissement d’éléments hors sens et de l’échec d’un accompagnement.
Le troisième niveau reflète un choix de travailler avec le transfert, posture du clinicien et le quatrième consiste en un travail sur le transfert et correspond à la position d’un praticien dans la cure.
Ces éléments de comparaison me semblent très utiles pour définir la place d’un formateur dans une relation d’accompagnement et la nature de son engagement.
Pour autant, que ce soit dans le domaine médical ou celui de la formation, la notion d’accompagnement interroge la nature de la relation entretenue par l’accompagnant avec l’autre, que ce soit comme guide ou comme soutien. On en repère immédiatement la dimension asymétrique et la nature des actes qu’elle engendre, entre pouvoir et dépendance, du prescriptif imposé à l’autorisation accordée.
Cette amplitude dessine les contours d’un seuil au sein duquel l’exigence éthique doit trouver sa place. C’est en ce point précis qu’opère la dimension clinique des métiers de la relation.
Quels pourraient donc être les invariants fondamentaux de l’accompagnement (1) en formation et les variations et ajustements possibles en situation (2) ?
1/ Les invariants et fondamentaux de l’accompagnement professionnel
La dimension clinique : cf texte « La dimension clinique de l’accompagnement en formation ».
Pour rappel : La démarche clinique, qui donne une dimension clinique à la relation d’accompagnement, est, littéralement, le fait de prendre soin de cette relation en développant une posture éthique permettant à l’autre de produire une analyse et une compréhension (subjective) de la situation problématique dans laquelle il se trouve. Elle favorise aussi une mise en perspective afin d’envisager des possibles pour l’accompagné et de prendre des décisions. Elle met en place un cheminement introspectif vers une connaissance de soi en milieu professionnel et une bascule subjective produisant une appréhension du monde modifiée.
Cette démarche clinique de l’accompagnement en milieu professionnel constitue un point central de la notion d’accompagnement car elle induit une éthique de l’altérité, laquelle oriente les gestes et les postures professionnelles de l’accompagnant.
En effet, le caractère asymétrique de la relation d’accompagnement, le pouvoir qui est donné à l’accompagnant vis-à-vis de la situation de dépendance de l’accompagné, réclament une exigence éthique afin d’en limiter les risques et les abus. C’est en raison de la dimension humaine, singulière et fragile qui caractérise l’autre et de sa situation, que l’éthique organise et oriente la relation d’accompagnement. Quelles compétences relationnelles l’accompagnant doit-il mobiliser au moment précis où son geste professionnel est requis par le contexte d’accompagnement ? Quelle intelligence de l’instant, décision performative, doit-il déployer ? Quand doit-il s’exposer au risque d’agir dans l’intérêt de l’accompagné ? Ce sont des questions importantes qui président à la sécurité de chacun, qui questionnent aussi la complexité des situations rencontrées et qui visent un changement, une mutation[3] subjective[4], autrement dit, comme indiqué ci-dessus, qui cherchent une bascule subjective produisant une appréhension du monde modifiée. Cette appréhension modifiée est le fruit de la construction à deux, accompagnant et accompagné, d’un sens nouveau donné au rapport au monde (professionnel) de ce dernier.
Mireille Cifali parle « d’espace clinique » :
« En résumé, lorsqu’on se confronte à des situations sociales soumises au temps, où s’enchevêtre le sociétal, l’institutionnel et le personnel, où le but premier n’est pas de construire des connaissances généralisables et où l’enjeu est de permettre que l’autre guérisse, accède au savoir, grandisse ou dépasse une difficulté handicapante, on serait dans un espace que l’on pourrait qualifier de « clinique ». Nous sommes bien dans une prise en compte de l’altérité, une manière particulière de construire des connaissances à même le vivant, avec la nécessité d’une intelligence particulière : intelligence des situations, « sagesse pratique », intelligence dans l’action. ». CIFALI, Mireille, Une altérité en acte, in Chappaz G. (dir.), Accompagnement et formation, Université de Provence et CDRP de Marseille, Marseille, 1999, pp.121-160.
Mireille Cifali ajoute plus loin dans son texte qu’un clinicien dispose de qualités propres à une intelligence de l’instant, avec son flair, sa sagacité mais également avec une présence authentique et attentive à l’autre quelle que soit l’usure de la répétition des situations rencontrées. Il n’existe donc pas, dans l’absolu, de bon clinicien, ni de garantie de le rester, car sa posture est régie par son appréhension de l’instant, unique et dans une certaine mesure intransmissible et inénarrable. L’approche clinique, pour un formateur, exige donc une réflexion et une analyse à chaque fois et à chaque instant car rien ne peut faire recette.
La qualité d’une présence
Celui qui accompagne, par exemple un animateur de GAPP ou, pour reprendre une expression trouvée dans un ouvrage de Claudine Blanchard-Laville, « un moniteur »[5], est présent physiquement, avec son corps et celui de l’autre qui portent leur voix, croisent leurs regards, etc. Mais cette présence n’est pas seulement physique, elle est également psychique. Il s’engage dans la situation évoquée qui parfois le trouble, l’accapare. Son écoute est active et attentive. Il s’intéresse à ce qu’amène l’autre et ne néglige rien, comme si chaque situation, malgré le sentiment répétition et de ressemblance avec d’autres, était la seule.
« … Comme Freud l’a recommandé, les analystes doivent aborder chaque nouveau cas comme s’il était le premier, en oubliant tout savoir préalable. », Coutinho Jorge, M. (2015). Témoignages de l'inconscient. Insistance, 9, 151-162. https://doi.org/10.3917/insi.009.0151
L’intérêt porté est essentiel, quelles que soient les différences de l’autre et ce qui, de lui, semble être des anomalies ou des bizarreries en dehors des repères habituels. L’animateur doit avoir conscience que chaque situation est porteuse d’un enseignement et d’une expérience. Certains aspects énigmatiques convoquent l’animateur qui doit chercher à comprendre ce qui se joue, là, dans l’instant présent.
Identifier une demande
Au cœur d’une relation d’accompagnement se trouve une demande adressée à l’accompagnant, soit de manière explicite, soit de manière tout à fait énigmatique, détournée et non formulée.
Cette demande est singulière et l’animateur doit apprendre à faire avec, car cette demande peut renvoyer à sa propre impuissance à pouvoir aider, à y répondre. Une demande peut avoir un côté infini, inépuisable et insatiable. De là s’impose la nécessité de poser le curseur d’une bonne distance vis-à-vis de l’autre sans compromettre l’engagement dans une relation d’accompagnement.
Cette bonne distance définit un seuil qui est un espace présentant une certaine élasticité, un espace d’ajustement au sein duquel l’accompagnant établit, de manière éthique, sa marge de manœuvre pour ne pas compromettre la possibilité de trouver du sens et des propositions coconstruites avec l’accompagné. Cette élasticité est encore plus importante que la topologie définie par le seuil car elle est la condition qui maintient le sujet en mouvement. Ce mouvement est celui de la réactivité, de l’adaptation et de l’ajustement en fonction d’une jauge définie par une capacité d’analyse et de compréhension de ce qui se joue à chaque instant.
Ce seuil est également le lieu où se posent les bases d’une relation de confiance, c’est-à-dire qui apporte une certaine sérénité et un sentiment de sécurité, tant auprès de l’accompagnant que de l’accompagné.
La relation d’accompagnement est donc une relation qui se construit dans le temps et sa temporalité doit s’adapter au mieux au temps institutionnel, à celui du travail et à l’imprévisibilité du facteur humain. Le principe de réalité n’est jamais très loin et il se compose des réalités institutionnelles et contextuelles du lieu de travail. La confiance en l’autre est un élément essentiel pour dissiper l’intranquillité psychique et permettre à l’intelligence de se déployer.
Accompagnement et dépendance
Cette asymétrique de la relation d’accompagnement, au sein de laquelle l’un dépend de l’autre pour surmonter ses difficultés et ses impossibilités établies, reste à comprendre les tenants et aboutissants de cette situation de dépendance.
En effet, la nature de cette dépendance doit être structurée par un cadre éthique qui garantit que l’accompagnant n’abusera pas du pouvoir, même imaginaire, dont il dispose vis-à-vis de l’accompagné qui dépend, de fait, de son soutien. Autrement dit, la faiblesse de l’un ne doit pas servir les desseins personnels et narcissiques de l’autre. L’accompagnant se doit donc d’être fiable, de manière authentique et l’accompagné doit pouvoir compter sur lui. C’est une responsabilité car la parole posée par l’accompagnant vis-à-vis de la situation amenée, si elle ne concerne pas le déroulé ou le fonctionnement de la session d’APP, est une interprétation, c’est-à-dire un acte ayant des effets. La parole adressée à l’accompagné est alors un engagement. Elle ne se pose donc pas à la légère et son auteur doit chercher à s’y tenir.
« La fiabilité fait partie du sens clinique : être un homme de parole ou une femme de parole. » Cifali M., ibidem.
Il ne nous a pas échappé que cette relation de dépendance repose d’abord sur l’acceptation de ses fragilités par l’accompagné, qui a le « courage de sa propre bêtise »[6] et de ses impossibilités. Il reconnaît par là son besoin de l’autre. Cela ne signifie pas pour autant qu’il doive rester sous l’influence de l’accompagnant car l’objectif commun est d’acquérir une autonomie d’action et un apaisement émotionnel face à la situation qui pose problème.
Voilà que se rejoue ici, à nouveau, la mise en place d’un seuil soutenu par l’élasticité d’un jeu de tensions entre dépendance et indépendance.
Accompagnement et recul nécessaire
Face à une situation rapportée par le recours au témoignage et à l’évocation de celui ou celle qui l’a vécue, il importe que l’animateur de GAPP, dans cette relation d’accompagnement, ait le souci de prendre du recul afin d’avoir une vue d’ensemble. En effet, chaque situation est plus complexe qu’elle n’en a l’air et se situe dans un contexte de travail particulier (équipe, effets de groupe, personnalités, etc.) et un contexte institutionnel plus général (enjeux politiques). Il ne peut donc négliger de prendre en compte les principes de réalité contextuelle et institutionnelle car ils représentent ce avec quoi il faudra « faire avec ».
Par ailleurs et a contrario, l’animateur doit aussi absolument prendre en compte la singularité de la situation.
Cette singularité dépend de la personne, du moment où se déroule la situation rapportée, de l’humeur de l’instant, des préoccupations de l’instant, de la fatigue de l’instant. Et ce qui est passé est terminé. Kairos, dieu du temps/moment opportun, dieu de l’instant décisif, nous rappelle que certains instants ratés ne peuvent être rattrapés ni rejoués. Il n’y a pas d’autre choix que de l’accepter. Il est donc impossible de retrouver à l’identique ce qui a été vécu sauf à en retrouver une version déformée par les souvenirs dont le fonctionnement repose sur le principe du refoulement et de la mise en place de défenses. En effet, la mémoire, tel un mille feuilles, est structurée en couches sédimentées et agencées en fonction des mécanismes propres au refoulement et à l’établissement de défenses.
Nous voyons, là encore, la mise en place d’un seuil dont la variation des contours dépend d’un jeu de tensions entre le principe d’une réalité institutionnelle et la singularité d’une situation qui ne rentre pas forcément dans les cases paramétrées d’un cadre légal et règlementaire.
Il est donc important de conserver, avec lucidité et humilité, une vue de l’ensemble, sans chercher à plaquer des connaissances théoriques sur la situation amenée. Cet aspect de la relation d’accompagnement nécessite un certain lâcher prise et de faire confiance à son intuition, à son écoute, en prenant en compte l’autre.
L’importance de l’explicitation et l’implication
« Il s’agit d’expliciter ce qui va de soi pour soi, mais qui ne va jamais de soi pour l’autre. C’est une position par rapport à un autre, tenir compte de lui comme quelqu’un de différent. ». Cifali, Mireille, Une altérité en acte, in Chappaz G. (dir.), Accompagnement et formation, Université de Provence et CDRP de Marseille, Marseille, 1999, 121-160
L’explicitation permet donc un éclaircissement, notamment des enjeux de la relation d’accompagnement.
Elle permet aussi de poser avec l’autre le champ des possibles, ainsi que les limites de cette relation de nature professionnelle. L’explicitation incombe donc à l’accompagnant mais elle est également sollicitée auprès de l’accompagné, qu’il faut aider dans cette tâche (cf les entretiens d’explicitation de Pierre Vermersch).
Il arrive aussi que l’autre résiste à l’accompagnement, voire le rejette alors même qu’il en a initialement fait la demande.
Et ce n’est pas tant lié à l’accompagnement en tant que tel, mais plutôt à la manière d’accompagner voire à l’accompagnant, qu’il empêche finalement d’aboutir dans son travail. Cette aspect-là pointe la nécessaire ouverture d’esprit de l’accompagnant, une souplesse psychique qui lui permette de savoir être déstabilisé sans s’effondrer, ainsi que l’importance d’une élaboration de sens à deux. Accompagner, c’est donc être aussi à côté, hors de l’asymétrie, collaborer et poser des mots sur les émotions qui surgissent et étreignent chacun, parfois avec vigueur.
Cette place des émotions, dans un monde professionnel, ne peut donc être ignorée. Au contraire, les repérer, les ressentir, les analyser et les comprendre constitue un véritable baromètre de la relation d’accompagnement. C’est également une jauge, qui permet de mesurer l’intensité de l’engagement de chacun et d’en poser les limites.
Le cadre éthique permet en cela de guider et orienter, dans le respect de l’autre, l’acte d’accompagner. Nous retrouvons, là encore, de manière métaphorique, cette topologie d’un seuil (devrais-je dire des seuils) élastique[7] et éthique, adaptable à la singularité de l’autre et définissant la souplesse d’une frontière entre engagement et désengagement, entre intime et professionnel (extime). Comme le précise M. Cifali, la relation à l’autre amplifie les productions de l’inconscient, donnant parfois le sentiment que se joue une part de notre histoire. Il importe donc de ne pas reporter sur l’autre les problématiques personnelles qui nous étreignent. L’autre ne peut servir à se défouler.
La place du savoir et le « sens clinique », entre pouvoir et dépendance
Accompagner un adulte, un enfant, demande dans un premier temps un oubli de soi, de ses repères égocentrés et de ses connaissances afin d’accueillir, avec une grande ouverture d’esprit, ce que l’autre nous amène de personnel et inédit.
Cette posture qui requiert, un temps, de mettre de côté nos représentations et « notre science », mais également nos préjugés, facilite la mise en place d’une écoute active (et flottante) de qualité. Elle nous permet aussi d’accéder à certaines surprises produites par l’empathie dans l’ouverture à l’autre et par la compréhension. Il est ici opportun de se dire ici, en citant Socrate ; « je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien ».
Cela n’exclut pas pour autant de mobiliser nos connaissances afin d’éclairer, le moment venu, une prise de décisions. Mais les savoirs mobilisés par l’accompagnant, en raison de son « sens clinique », sont liés aussi à son sens de l’observation, à son niveau d’analyse en temps réels et à son intuition. Ces savoirs sont aussi ceux d’une connaissance de soi en situation professionnelle, des « savoirs de l’intérieur »[8] qui permettent de mobiliser le respect, la patience, la sollicitude, la compréhension, la fiabilité notamment.
Autrement dit, le savoir mobilisé par l’accompagnant ne peut et ne doit pas être une construction défensive au service d’une enflure narcissique masquant un manque d’assurance ou de la peur, qui isole et maltraite l’autre. L’asymétrie d’une telle relation, au sein de laquelle l’autre s’en remet à vous, confère un pouvoir qui ne doit en aucun cas être utilisé à son détriment. Les connaissances engagées le sont donc au service de la situation rencontrée et dans l’intérêt de l’accompagné.
Appréhender les enjeux relationnels qui impliquent l’accompagné, mesurer leur incidence dans le contexte général de la situation amenée, faire confiance à son intuition (c’est-à-dire aux effet transférentiels sur son propre inconscient) constituent les éléments de ce qu’il convient d’identifier comme un « sens clinique » au service de l’acte d’accompagner. Cet acte engage, rappelons-le, la responsabilité de celui qui accompagne.
La relation transférentielle et contre transférentielle[9] constitue le moteur de cette rencontre professionnelle qui mobilise la subjectivité de chacun de ses protagonistes.
Pouvoir en éprouver les effets, donner du sens aux émotions qui animent cette rencontre, permettre à chacun d’y trouver sa place afin de construire, de concert, des perspectives d’avenir, exige un travail sur soi dans le rapport à l’autre, entre vifs et en présence. La supervision devient alors, par la suite, le lieu idéal pour un travail d’analyse, de compréhension et de mise à distance de cette relation qui est ainsi envisagée comme un objet fictionnel.
Tous les éléments abordés jusque-là ont une coloration positive, altruiste et bienveillante. Mais nous sommes, avec l’accompagnement, dans le champ des relations humaines avec tout ce qu’elles emportent d’imprévu et d’incontrôlable. Rien ne garantit a priori qu’un accompagnement soit réussi et rien n’est aussi suffisamment stable pour pouvoir se reposer sur des routines. Rien ne permet de définir précisément les caractéristiques d’une réussite autrement qu’avec un témoignage qui restitue des éléments de subjectivité.
Nous sommes donc contraints par les contingences de la relativité et des enjeux liés aux fluctuations d’une relation d’accompagnement. À ce titre, nous sommes éthiquement amenés à en tenir compte. C’est une des caractéristiques du travail sur le vivant et en ce sens, je vous l’ai indiqué par le passé, ce qui caractérise le sujet de l’inconscient, c’est d’être en mouvement et à certains égards, insaisissable.
2/ Les fluctuations et les risques de l’accompagnement professionnel
La nature asymétrique d’une relation d’accompagnement est liée aux ressorts d’une demande adressée à l’accompagnant, une demande de soutien et d’aide qui fait suite au constat de besoins professionnels éprouvés par son auteur.
Cette demande adressée requiert, de la part de l’accompagnant, la mobilisation de compétences et de connaissances qui le placent dans une relation transférentielle l’instituant, de fil en aiguille, en tant que « sujet supposé savoir ». Cette position est nécessaire car elle rend l’accompagnement possible. Elle en est le moteur.
Néanmoins, elle s’inscrit dans un champ imaginaire au sein duquel l’accompagné peut attribuer à l’accompagnant beaucoup plus de pouvoir d’agir et de savoirs qu’il n’en a en réalité. C’est-à-dire que ce qui est supposé, sorte de croyance rendant opérationnelle la relation d’aide, peut aussi être ou devenir disproportionné, faisant place à la tentation, de la part de l’accompagné, d’opérer une délégation de réflexion et d’action sur l’accompagnant.
L’intérêt de l’accompagnement, qui est aussi un accompagnement vers l’autonomie, risque d’être perdu voire même de produire des effets contraires à ceux escomptés. Ce qui est supposé ne devrait pas devenir certitude et l’accompagnant a grand intérêt, tout en maintenant la relation transférentielle, à poser ses limites et à clarifier sa place. Il n’est pas question de faire voler en éclats ce qui opère, dans ce que l’accompagné suppose de savoir à l’accompagnant, mais de poser les limites d’un accompagnement sincère et authentique.
« Accompagner signifie tout de même que l’un possède un savoir qui peut guider l’autre, l’empêcher d’aller là où il ne faut pas. » Ibid, Cifali, Mireille.
Il est aisé de comprendre, à partir de cette dernière remarque, en quoi accompagner appelle des compétences relationnelles, une intelligence de l’instant « à même le vivant » et de l’humilité.
Nous le voyons bien, de nouveau, tout se joue au sein d’un seuil éthique et élastique, entre dépendance et autonomie, entre délégation et co-construction et entre action et inhibition. La démarche clinique, je le rappelle à nouveau, n’est jamais acquise. Elle se renouvelle à chaque fois, différente en fonction d’un contexte, d’un moment, d’une personnalité. L’accompagnant ne saurait donc se départir, au fil du temps, d’une réflexion, d’une capacité d’analyse et de son esprit critique.
Par exemple, la bienveillance et le respect, nous l’avons vu, sont essentiels dans la relation d’accompagnement et constituent des éléments fondamentaux la soutenant.
Mais là encore, certaines fluctuations dans leur appréhension peuvent produire des contresens aux effets délétères. La bienveillance et le respect n’excluent pas, si nécessaire, de bousculer l’accompagné par des actes interprétatifs permettant de mettre en discussion, dans le respect, des divergences de points de vue. Ces actes interprétatifs vis-à-vis de la situation ont pour objectif de mettre en mouvement l’accompagné dans sa réflexion et dans son analyse. Ce type d’intervention est d’autant plus nécessaire si l’autre court le risque de se mettre en danger en ne prenant pas de décision ou en prenant la mauvaise décision.
Le respect et la bienveillance ne doivent pas être inhibiteurs ni justifier le maintien de la relation dans une sorte de bulle irréelle et confortable, comme esquive au principe de réalité. Ils n’excluent pas la confrontation d’idées, les désaccords et l’acceptation de la différence. Ils ne doivent simplement pas constituer une posture défensive et inhibitrice, un refuge qui maintienne figée la relation professionnelle et la fasse sortir du mouvement impulsé par l’accompagnement. La confrontation, fidèle aux règles de l’éthique, peut être salutaire et créatrice.
Ces variations et fluctuations, ces imprévus et ces surprises qui parfois déstabilisent, caractérisent ce qu’est une rencontre.
Selon Mireille Cifali, une rencontre arrive entre deux êtres sans pouvoir être programmée. En effet, elle est marquée par le sceau de mécanismes inconscients qui ne sont pas rationalisables et institue une dette (renforcée dans les relations asymétriques) imaginaire et symbolique ; « je suis devenu qui je suis, parce que je t’ai rencontré. Je te dois ma réussite, etc. ».
La rencontre est donc, aussi, circonstancielle et à ce titre elle échappe aux déterminismes sociaux et corporatistes. Pour Jean-Luc Nancy[10], la rencontre, j’ajoute même professionnelle, n’est pas assurée de réussite et il reste du hasard, de l’incalculable et de l’inattendu en elle. De fait, elle se définit d’être, en son essence, une surprise. Elle peut dérouter car elle entérine, de ce point de vue, ce qui fait que l’autre est autre. Dans la ren-contre, il y a du contre, du différent. C’est une expérience qui peut être bouleversante et qui s’accompagne toujours de changements. Elle suppose une confrontation, une épreuve de l’altérité. Il importe donc, pour l’accompagnant, de ne pas se laisser aveugler par ses représentations professionnelles, ses préjugés et par les déterminismes sociaux. L’autre est unique et singulier et le rencontrer induit de le laisser être tel qu’il est, dans sa différence et son unicité.
Il est en effet tentant de ne rester qu’avec ceux qui nous ressemblent, avec ceux qui pensent comme nous, croyons-nous.
C’est un risque que l’accompagnement doit déjouer, en osant prendre le risque d’une rencontre inconfortable, qui l’interroge et le déloge de l’identité rassurante de la mêmeté. Pour accompagner, il importe de se centrer sur ce qui de l’autre amène de la différence, de la nouveauté et cette nouveauté se situe dans une demande qui initie la relation. Il est donc important d’accepter de sortir de son confort, celui qui dans le regard de l’autre nous rend bon et efficient, pour rendre possible un dialogue, une confrontation qui scelle une rencontre authentique.
Cet autre peut ainsi devenir un partenaire, un coauteur qui interroge et fait vaciller les contours d’un moi idéal[11] de l’accompagnant. L’accepter, accepter de ne pas réussir aussi est la condition incontournable d’une expérience professionnelle qui ne soit pas aliénée par la férocité spéculaire (relatif à l’image réfléchie dans un miroir) d’un idéal professionnel. Ne pas accepter les vicissitudes et les imperfections d’une relation humaine, se laisser écraser par les représentations d’un idéal surmoïque[12], c’est courir le risque d’une immobilité inhibante et de l’échec d’un accompagnement.
Ici encore (oui encore) se jouent les ajustements éthiques d’un seuil et d’une tension entre affrontement et idéalisation, entre déni de l’affrontement et confrontation, entre adhésion et opposition.
Ce seuil est le lieu où se posent les limites qui permettent à une pensée d’advenir et à un échange d’avoir lieu. Accepter un certain manque à être, « savoir y faire avec », c’est laisser une place à l’énigme et à l’incomplétude desquelles peuvent jaillir une intelligence collective apaisée.
Il peut arriver aussi que l’autre soit totalement inaccessible, qu’il ne puisse y avoir rencontre alors même que la demande vient de lui. C’est un imprévu déstabilisant car il n’entre pas dans notre « ordre des choses ».
Il n’y a alors pas d’autre choix que d’accepter qu’un accompagnement ne puisse advenir. Peut-être est-ce circonstanciel, peut-être est-ce une question d’instant et de mauvais moment. L’autre nous convoque ici, face à notre impuissance. Il est important de l’accepter, d’y mettre du sens. L’accompagné, comme dans toute relation, ce qui inclut aussi tout stagiaire dans une formation, doit aussi mettre du sien, faire son travail de stagiaire, c’est-à-dire faire ce que nul autre que lui ne peut faire à sa place. Chacun engage sa part dans l’affaire.
Accompagner quelqu’un professionnellement est donc une belle et noble tâche qui peut procurer beaucoup de satisfactions. Néanmoins, ce geste professionnel requiert beaucoup de finesse, de nuances et d’ajustements pour rester avec sagacité dans un mouvement propre aux métiers de l’humain et du vivant. Cette part humaine de la relation expose donc celui qui accompagne, aux aléas de l’imprévu et aux risques de la frustration, liée à l’impuissance à agir. Cela nécessite donc un travail sur soi, dans la subjectivité et « à-même le vivant » que seules des expériences de la parole dans l’altérité et dans le temps permettent. La supervision vient ensuite renforcer, dans l’après coup, ce travail introspectif qui s’appuie sur de telles expériences professionnelles.
Jean-François Ferbos
[1] Expression employée par Mireille Cifali.
[2] Revault D’Alonnes, Claude, (1989), La démarche clinique en sciences humaines, Paris, Dunod, pp. 26.27
[3] Au sujet de la notion de mutation, cf la procédure de la passe et de la production d’un psychanalyste faisant suite, comme mouvement de bascule, au témoignage de l’analysant qu’il était : « En d’autres termes, ce qui est à saisir avec la passe, c’est une mutation. C’est ça ré-inventer. C’est-à-dire que c’est une mutation et donc, je propose de considérer cette passe diagrammatique, avec cette définition ; « La passe serait un foyer de mutations des subjectivités des psychanalystes ». Et vous voyez qu’avec ça il faut repenser complètement ce que c’est un témoignage. Bon je m’arrête là. » - José ATTAL, 2012, Conférence à Buenos Aires La passe, réinventer la psychanalyse à chaque foi. Transcription JF Ferbos.
[4] La mutation subjective est à entendre comme cette transformation du sujet de l’inconscient dont le point de vue, vis à vis de sa situation professionnelle, est modifié par la rencontre de l’accompagnant et les effets de la parole qui fait médiation avec lui. La subjectivité renvoie au sujet et le sujet renvoie à l’inconscient, c’est-à-dire à une part énigmatique qui sort du sens et qui reste à décrypter pour lui en redonner.
[5] Blanchard-Laville C, Fablet D (1998). Analyser les pratiques professionnelles. Paris : L’Harmattan, p. 223.
[6] Propos tenus par Michael Balint, Guy Even (2008), Les groupes Balint et leur spécificité, in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe (n°50), p. 149-160
[7] « L’analyse doit relâcher l’humanité étroite, rigidifiée à force d’habitude et de comportements automatiques du candidat, elle doit lui faire voir les multiples potentialités qui sommeillent en lui. Il pourra ainsi acquérir assez d’élasticité pour pénétrer les difficultés de patients dont le caractère est totalement opposé au sien. », Revue Ornicar ? N° 42, Automne 87-88, Vilma Kovacs, « Analyse didactique et analyse de contrôle ».
[8] Expression de Mireille Cifali
[9] Cf A paraître, Ferbos, JF, (2019), « La scène du transfert, un espace de création en mouvement », in Opacidades, revista de psicoanálisis, École lacanienne de psychanalyse, 2024. https://ferbos-jeanfrancois.legtux.org/?p=1740">https://ferbos-jeanfrancois.legtux.org/?p=1740
[10] Caroline Meister, Jean-Luc Nancy, 2021, Rencontre, ed Diaphanes, Les presses du Réel, Paris.
[11] Le Moi idéal est le lieu « du fantasme héroïque, lieu dans lequel le sujet se voit accomplissant maintes merveilles ». Il a une dimension spéculaire et imaginaire et la hauteur de l’exigence narcissique qu’il pose peut devenir aliénante tellement elle est inatteignable. L'idéal du moi quant à lui, « contient les traits des futurs choix objectaux. L'idéal du moi se présente alors comme "celui que j'aimerais être" » (Wiki). Il aurait donc plus de liens avec la question du désir qui laisse une place à l’être manquant.
[12] Le Surmoi, apparu dans la seconde topique freudienne, est une instance qui marque l’intégration et l’intériorisation de la loi, notamment des parents. Mais cette intériorisation, loin d’être objective, n’a rien à voir avec la justice et la justesse de la loi des hommes. Intégrée, elle est imprégnée d’exigences inconscientes, propres au sujet et elle peut agir sur lui avec « férocité ». Lacan a différencié Moi idéal et Surmoi en ce sens que le Surmoi relève du symbolique, tandis que le Moi idéal relève de l’imaginaire.
Dernière modification le vendredi, 03 mai 2024