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« Grâce à mes parents qui sont siciliens et qui parlent couramment la langue italienne, J’ai pu découvrir une autre culture que celle de mon pays, la France…. On ne peut apprendre une langue dans toute sa complexité et dans tous ses aspects si l’on ne comprend pas sa culture… » Cécile, 26 ans, Site : suis mon chemin, 22 juillet 2018

Au cours de la décennie 1980, la notion d’enseignant comme acteur local[1] fut contestée par certains sociologues.

Selon leur approche, la lutte contre l’échec scolaire intégrant la dimension du local, ne relevait pas des préoccupations des enseignants dont le rôle se définissait ainsi : « une telle question (l’échec scolaire) ne se pose pas à l’enseignant qui note des séries de copies ou participe à un conseil de classe. C’est par conséquent une question qui est le propre soit de spécialistes en Sciences de l’Education, soit de militants, et donc une question qui relève soit de la pratique scientifique, soit de la pratique politique. »[2]

Ce raccourci que présente l’enquête dénie un rôle d’acteur local à l’enseignant et néglige que le premier contact d’un enseignant avec le public scolaire est une relation de communication orale et écrite. Elle s’inscrit dans une langue institutionnelle qui est généralement celle de l’Etat dans lequel se déroule la scolarité, par exemple dans la République française, le français.

En 2013, Jacques Attali[3] alertait sur un projet de loi qui prévoyait d’autoriser les professeurs à enseigner dans une langue étrangère dans nos universités et grandes écoles. Il soulignait : « une telle réforme serait contraire à la Constitution (qui prévoit en son article 2 « la langue de la République est le français »), mais on ne peut pas imaginer une idée plus stupide, plus contreproductive, plus dangereuse et plus contraire à l’intérêt de la France ».

Il concluait en ces termes : « la francophonie est un formidable atout pour l’avenir. Le français, parlé par 220 millions de personnes, est la cinquième langue au monde, derrière le chinois, l’anglais, l’espagnol, l’hindi. Elle sera dans 40 ans la quatrième, parlée par près d’un milliard de personnes, si nous réussissons à maintenir notre enseignement du français en Afrique et en Asie, ce qui dépend évidemment de la langue de notre propre enseignement supérieur, en France et sur internet, alors que passer à l’anglais serait renoncé à faire connaitre notre culture, notre civilisation, notre art de vivre qui constitue aussi un des atouts principaux de la marque France. »

C’est donc bien par une parole en français qui est porteuse d’une culture, d’une civilisation, d’un art de vivre que débute tout acte pédagogique et didactique.

Avant d’interroger le travail et le parcours professionnel des enseignants comme cause de l’échec scolaire en niant tout leur rôle d’acteur local[4], n’est-il pas nécessaire de se poser la question sur le rapport entre la langue de l’enseignement et le public concerné soit toute la communauté éducative ?

Cette première question en appelle une seconde :

Lorsqu’une personne choisit d’enseigner ne devrait-elle pas s’interroger sur la raison de recourir au français pour l’enseignement ?

A cette question, les réponses majoritaires au 20ème siècle renvoient au français comme la langue maternelle ou langue native.

Cette réponse fait l’impasse sur  Histoire de l’enseignement du français du 17ème au 20ème siècle [5], ouvrage dans lequel André Chervel attire l’attention sur le fait que c’est dans une période récente que le français est devenue la langue scolaire officielle[6] et qu’il s’impose comme tel à la fois par la volonté de réseaux politiques et éducatifs qui ont des objectifs différents et par les actes locaux et collectifs des enseignants qui créent des pédagogies et des didactiques qui sont les forces vives des textes officiels en les anticipant le plus souvent. 

Si cette approche historique et législative situe l’enseignement en français dans son contexte régional et géopolitique, ne faut-il pas s’interroger sur le sens porté par les signifiants qui composent la langue française pour appréhender le choix fait par le futur enseignant ?

Cette langue, le français, peut de fait ne pas être la langue maternelle ou native de l’enseignant ni la langue maternelle ou native des populations scolaires issues des migrations. Elle n’est pas non l’unique langue des pays de la francophonie[7].

Une réflexion est donc nécessaire sur le rapport qui s’établit entre la langue maternelle ou native et la langue de l’enseignement quand il s’agit d’échec scolaire.

Dans Le Dialogue[8], François Cheng nous fait part de son « aventure linguistique » quand il devint « porteur de deux langues, chinoise et française ». Constatant qu’une langue, « c’est quelque chose donné en vrac, sans réserve aucune, qui depuis votre naissance vous permet de tout dire… » Il pose à partir de son expérience cette question : « Comment s’étonner dès lors que l’apprentissage d’une langue ne soit un processus essentiel et complexe ? Plus qu’une affaire de mémoire, on doit mobiliser son esprit, son imagination, puisqu’on apprend non un ensemble de mots et de règles, mais une manière de sentir, de percevoir, de raisonner, de déraisonner, de jurer, de prier, et finalement d’être (…) l’apprendre, c’est à dire s’investir tout entier dans cette langue ».

En choisissant d’enseigner en français quelle que soit sa discipline académique, le professeur est le porteur des structures linguistiques spécifiques qui organisent la pensée et qui sont porteuses de formes expressives acquises au cours de l’histoire, permettant énonciation, communication et information.

Les adultes qui ont une autre langue maternelle ou native[9] qu’ils continuent à pratiquer, ceux qui ont une langue maternelle ou native que progressivement ils ont abandonnée au profit de la langue d’enseignement, partagent-ils la même expérience quand ils enseignent dans la langue institutionnelle ?

Ces adultes, devenus enseignants, ont vécu ce passage de leur langue native à la langue de l’enseignement au cours de leur scolarisation. Quand ils réfléchissent et formalisent leur propre trajectoire, ils se posent en même temps des questions sur les formes de pédagogies qu’ils auront à mettre en œuvre lors de leur enseignement auprès d’élèves ou d’étudiants qui vivent leurs situations passées.

Sylviane Karparian pose le débat qui guidera à la fois la posture du futur enseignant dans son exercice professoral et la conception qu’il peut avoir de sa propre histoire.

« L’approche unilinguiste ou diglossique (Aracil, 1965 ; Laffont, 1979) est une approche conflictuelle du contact de langues. C’est une approche macro, dont le point de départ est la société, et qui sous-tend une vision unilingue d’une société : vision sociale où les rapports de forces entre les communautés dominent. C’est la vision que sous-tend en général le terme de langue minoritaire. Cette approche entraîne une vision fragmentée de l’individu bilingue qui est considéré comme la somme de deux unilingues. »

De nombreux récits de la littérature française et francophone rendent comptent de cette situation au 19ème et 20ème siècle.

Sylviane Karparian insiste sur l’approche bilinguiste développée en Suisse (par les chercheurs Lüdi, Py et al., 1995 ; Matthey et De Pietro, 1997 ; Grosjean, 1982) qu’elle qualifie d’approche holistique : « C’est une approche micro dont le point de départ est l’individu et qui sous-tend une vision plurilingue d’une société. Vision holistique au sens où l’individu bilingue est considéré comme un tout uni et intégré aux différentes langues et cultures qui le composent, formant un tout indissociable. »

La lecture de l’article collectif, « Bilinguisme chez les enfants migrants, mythes ou réalité »[10]amène à réfléchir sur ces deux propositions : « Dès la vie intra-utérine les bébés entendent bien. Ils disposent d’une remarquable sensibilité auditive qui leur permet de distinguer tous les sons des langues.... En étudiant l’acquisition de la phonologie chez un enfant qui acquiert le langage dans un milieu bilingue, on a pu mettre en évidence que la capacité à distinguer à quelle langue appartiennent des signaux acoustiques différents émerge très tôt. Cela indique que l’enfant est capable de différencier sa langue maternelle d’une autre dans la période prélinguistique, c’est à dire avant un an, lorsque les phonèmes du langage commencent à se mettre en place (R. Bijeljac-Babic, 2000) ».

Si le choix entre ces deux postures est de l’ordre de la décision politique, l’enseignant ne peut ignorer le débat qui est à la base de sa première communication avec son public.

Ce débat fait partie de l’histoire politique des Etats. Sans cette connaissance, le futur enseignant peut-il comprendre à la fois les effets de l’usage de la langue de l’enseignement distinct de celui de la langue maternelle ou native sur lui-même et sur le public auquel il s’adresse.

En France selon P. Escudé « Tout change après le traumatisme de 1870. La IIIe République a notamment pour objectif de galvaniser l’unité populaire autour du projet de renaissance nationale, de l’extraire d’une gangue rurale et religieuse. L’école sera l’un des outils privilégiés de cette politique. L’idée d’éducation contrastive à la Desgrouais se raidit en « pilori philologique ». On va plus loin encore : il s’agit de faire tabula rasa de ce que sait et de ce qu’est l’élève au moment où il rentre en classe, car l’on bâtit un citoyen nouveau. La méthode « directe » ou « naturelle », qu’Irénée Carré développe notamment en Bretagne, synthétise ce nouveau modèle éducatif : on apprend le français comme s’il était la langue maternelle de l’élève, privilégiant la répétition à outrance sur la réflexion »[11]

Cette politique développée depuis la défaite de 1970 ne se fit pas dans un climat apaisé : les instituteurs selon Ph Martel « ont joué, globalement, le rôle qu'on leur demandait de jouer. Nul doute que certains n'y aient mis un zèle particulier, décuplé par leur propre malaise face à cette langue de leur propre enfance qu'on leur suggérait de chasser de l'enfance de ceux dont ils avaient la charge. Parmi les utilisateurs du « signe », combien d'ex- « patoisants » qui ne se pardonnaient pas de l'avoir été et réglaient, à travers la répression, leurs propres comptes avec leurs origines ? Mais, contradictoirement, comment ne pas penser à ces maîtres pour qui la langue d'oc, exclue du système, n'en continuait pas moins à exister, et qui, une fois posée la blouse grise de leur sacerdoce, y revenaient, à travers ces poèmes plus ou moins malhabiles qu'ils envoyaient ensuite aux revues que lisaient leurs collègues ? Sous l'apparente efficacité du monolinguisme d'État, combien de souffrances intimes, chez les enfants comme chez les instituteurs ? »[12]

En ignorant ces effets psychosociaux, la circulaire du ministre de Monzie du 14 août 1925 sur les idiomes locaux « interdit formellement, au nom de l’unité nationale, le recours aux « parlers régionaux » dans le cadre scolaire et s’impose comme doxa politique et pédagogique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, malgré de continuelles propositions de loi relatives aux langues régionales »[13].

Martine Lani-Bayle met en scène cette situation en rapportant un récit écrit par Annick, enseignante : « mes grands-parents instit et Pegc en retraite racontaient passionnément des souvenirs colorés. L’instituteur apporte le français aux élèves, leur permet ainsi un avenir autre que celui de leurs parents…une philosophie de l’enseignement : considérer l’enfant d’une façon globale, rester à son écoute, l’aider à découvrir plutôt que chercher à lui inculquer des réponses toutes faites »[14]

Ces grands parents avaient débuté leur carrière en île d’Ouessant et en pays bigouden donc avec un public d’enfants d’agriculteurs parlant majoritairement breton jusqu’en 1950.

L’idée que l’enseignant « apporte le français » complète bien celle que l’enfant est « considéré d’une façon globale » y compris avec la pratique de sa langue maternelle.

Le constat est que ce choix d’enseigner en français, langue institutionnelle, s’il est politique, nécessite des processus pédagogiques et didactiques tant dans les situations d’unilinguisme que de bilinguisme.

Si le problème se pose au cours de l’histoire française avec les populations pratiquant les langues régionales[15] et avec les populations migrantes, il existe aussi au sein des populations dont la langue maternelle est le français. En effet, les différents usages créent des types de langages appelés « niveaux de langue » dont le français de l’enseignement fait partie, en privilégiant certaines composantes.

L’enseignant dont la langue maternelle est le français, jusqu’à une époque récente, avait au moins une langue seconde certes dite morte, le latin. Cette langue dont l’influence sur l’origine du français est dominante apportait avec elle une culture, une civilisation, un art de vivre : un seul exemple suffit pour montrer l’intérêt de ce bilinguisme particulier en fonction de son importance ; il permet de comprendre le concept République à partir de son origine latine res publica. Ceux qui ont eu comme seconde langue le latin au cours de leur scolarité par lecture des textes originaux qui utilisent des structures syntaxiques différentes de celle du français ont une compréhension diachronique et critique des relations entre le sens de la République française et de la res publica où elle puisse son origine. Il existe là, comme dans la reconnaissance des autres langues maternelles ou natives une ressource pédagogique et didactique qui considère les enseignants et les publics scolarisés d’une façon globale ontologique et non comme une entité administrative.

L’ambiguïté du discours de Lionel Jospin Ministre de l’Education. Nationale, de la jeunesse et des sports du 15 février1990[16] permet d’illustrer le sens de ce choix. Après avoir énoncé en préambule « Beaucoup d’enseignants avaient la préoccupation de « Mettre l’enfant au cœur du système éducatif », ce qui serait le reconnaître avec la possibilité d’avoir une langue maternelle et native porteuse d’une autre culture que celle de la langue de l’enseignement, il abandonne dans la suite du texte le vocable « enfant » pour celui d’« élève ». A la scolarité maternelle et élémentaire, il donne pour mission de « préparer tous les élèves à l’enseignement secondaire. » et au collège puis au lycée, celle d’« une bonne maîtrise de la langue sous toutes ses formes orales et écrites (qui) est la base de toute réussite ». « A l’école maternelle et élémentaire, faire acquérir à tous les enfants cette maîtrise de la langue est donc un objectif prioritaire ».

La reprise du vocable « enfant » en fin du texte après avoir employé celui d’élève dans le corps du discours signifie que cet enfant est un élève. L’objectif de la scolarité pré élémentaire et élémentaire est la maîtrise d’une langue et son renforcement au cours des études secondaires comme « base de toute réussite ». Il semblerait que l’enfant devenant un élève[17] soit considéré comme n’ayant ni une langue native ou maternelle ni un niveau de langue propre à son environnement social.

La population scolarisée, tout comme celle des enseignants, est-elle alors considérée comme unilingue ou bilingue (voire plus) au 21ème siècle dans l’Education Nationale ? Cette question englobe toute une conception de l’élève comme de tout apprenant.

Cette reconnaissance des différentes langues amène à sensibiliser les enseignants sur les situations singulières des élèves qui sont à prendre en compte au regard de la langue d’enseignement institutionnelle. Il importe alors d’analyser quels sont les impacts en termes de pédagogie et de didactique.

(À suivre…)

Professeur Alain Jeannel  


[1] Être un enseignant dans la cité - Educavox

https://www.educavox.fr/formation/analyse/etre-un-enseignant-dans-la-cite...9 Janv.2020

[2] Léger A. Enseignants du secondaire, PUF l’éducateur 1983.

[3] Attali J.-Enseigner en Français ! - www.attali.com › geopolitique › enseigner-en-francais - 22 avr. 2013 

[4] Jeannel A. « Entre sciences de l’éducation et du politique : les enseignements théoriques et pratiques locales de formation » in Les régions et la formation professionnelle direction Th.Berthet, L.G.D.J,1999,pp 183-207.

« Prise de décision et action éducative : Existe-t-il une synergie entre les politiques publiques et les volontés locales » in La construction des politiques d’éducation et de formation sous la direction de B. Charlot et J. Beillerot, PUF 1995. « Les interrogations sur le local sont-elles pertinentes ? » in 25 ans de Sciences de l’Education à Bordeaux 1967-1992, sous la direction d’A.Jeannel, P. Clanché, E.Debarbieux, AECSE-INRP.

[5]  Chervel A., Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris : Retz, 2006.

[6] Escudé P. Histoire de l'éducation : imposition du français et résistance des langues régionales

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« La victoire de 1918 vide un peu plus le réservoir naturel des locuteurs ruraux et conforte la matrice monolinguistique. Le 14 août 1925, la circulaire du ministre de Monzie « sur les idiomes locaux » interdit formellement, au nom de l’unité nationale, le recours au « parlers régionaux » dans le cadre scolaire et s’impose comme doxa politique et pédagogique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, malgré de continuelles propositions de lois relatives aux langues. »

[7]Slimane Benaïssa, Victor Bouadjio, Mohammed El Amraoui, Mohomodou Houssouba, Julien Kilanga Musinde, Jacques Legendre, Xavier North et Robert Trudel, « Coexistence du français et des langues nationales dans les pays francophones » in Le français, des mots de chacun. Une langue pour tous » sous la direction de F. Argod-Dutard, PUR 2007.

[8] Cheng F., Le dialogue, Presses artistiques et littéraires de Shanghai Desclée de Brouwer, 2002.

[9] Si des auteurs utilisent un terme à la place de l’autre, les deux termes sont conservés dans cet article car ils représentent deux réalités distinctes : enfant élevé avec la présence de la mère et enfant élevé en l’absence de la présence maternelle.

[10] Dalila RezzougSylvaine De PlaënMalika Bensekhar-Bennabi et Marie Rose Moro

Bilinguisme chez les enfants de migrants, mythes et réalités in Le français aujourd'hui 2007/3 (n° 158), pages 58 à 65

[11] Escudé P. Histoire de l'éducation : imposition du français et résistance des langues régionales

laces.u-bordeaux.fr › wp-content › uploads › 2015/12 › 2013-HSLF-

[12] Martel Ph. L’école de la IIIème République et l’occitan, PUM, 2007.

[13] Escudé P. ouvrage cité.

[14] Lani-Bayle M. Généalogies des savoirs enseignants, à l’insu de l’école ? L’Harmattant, 1996, pp.118-120.

[15] Exemples :Les Ikastolas , les écoles Diwan.

[16] BO n°9 1er mars 1990.

[17] L’élève est ici considéré dans la situation micro d’apprenant et non comme entité macro administrative.

Dernière modification le mardi, 06 octobre 2020
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.