fil-educavox-color1

On a vu précédemment[1] que dans les années 80 pour examiner le tri social-pédagogique les sociologues ont examiné les procédures d’orientation de fin de cinquième[2]. Le niveau cinquième ayant disparu depuis … 1994 avec la réforme du collège de Bayrou l’organisant en trois cycles (sixième ; cinquième-quatrième ; troisième), les sociologues de l’éducation se sont intéressés au niveau troisième. Et les observations restent les mêmes, les inégalités sociales ne sont pas réduites. Et le même phénomène se reproduit à l’étage suivant, l’articulation secondaire-supérieur.

Le niveau troisième

Une note d’information de 2013 de la DEPP[3] compare les résultats des panels, 1995 et 2007 et constate que « Le déroulement de la procédure d’orientation en fin de troisième reste marqué par de fortes disparités scolarités sociales ». Depuis les années quatre-vingt on constatait une stagnation du taux de passage en seconde GT autour de 60%, comme si il y avait un formatage. La note constate une progression, le taux atteignant 65 %. En 2017[4], c’est 67,5%  de  décisions  d’orientation  en  classe  de  2de GT.

En 2010, Séverine Landrier et Nadia Nakhili ont rédigé une revue de la littérature[5]. Elles reprennent le constat de Lemaire S. : « Si les enfants de cadres représentent 15 % des entrants en sixième, ils constituent 55 % des inscrits en première année de classes préparatoires, et inversement, les enfants d’ouvriers représentent 38 % des entrants au collège et ne forment que 9 % des entrants en CPGE – classes préparatoires aux grandes Écoles. »[6]  Il en ressort que « Chaque palier d’orientation produit des inégalités qui se cumulent ». (p. 23). Prenant appui sur ce constat, le 29 septembre 2014, Sandrine Sapet Malozon a soutenu une thèse : Les professeurs principaux de troisième, acteurs majeurs de l’orientation scolaire et producteurs d’inégalités[7]. Elle s’appuie sur des observations réalisées en 2008 dans le département du Bas-Rhin. Relevons simplement quelques éléments de sa conclusion.

« Non seulement comme nous l’avons montré, on ne devient pas professeur principal par  hasard mais on n’est pas non plus nommé professeur principal par hasard. Ce jeu de stratégies va avoir un impact sur les propositions et les décisions d’orientation qui seront faites aux élèves. » (p. 278)

« Nous avons pu également relever l’absence de formation spécifique centrée sur la question de l’orientation des élèves, aussi bien dans le parcours initial, que  lors de la prise de fonction mais également tout au long du cheminement professionnel du professeur principal. » (p. 278)

« Nous avons pu démontrer que les professeurs principaux sont dans le « cela va de soi » où ils vont trouver une formation sur le tas, faire « du  bricolage », qui va remplacer ou encore se substituer de fait à une véritable formation encadrée, cela ne permettra pas cette réflexivité, et confortera alors la tendance d’une orientation sexuée et sociale de classes. » (p. 278)

«Au-delà des demandes d’orientation des familles,  qui seront significativement différentes en fonction de leur milieu d’appartenance, ce sont bien les professeurs principaux de  troisième,  de  par  leur action socialement biaisée, consécutive au ‘double complexe de classe’, qui seront au cœur de la  fabrication des inégalités sociales en matière d’orientation. De plus, nous avons également mis en avant le fait que les professeurs principaux, acteurs majeurs de l’orientation scolaire, vont également  prendre en compte comme critère dans les propositions et les décisions d’orientation qu’ils feront aux élèves, le sexe de l’élève, mettant aussi de fait, le professeur principal au cœur de la fabrication des inégalités genrées en matière d’orientation en fin de troisième. » pp. 278-279

Des affirmations sans doute un peu trop absolues mais qui indiquent une tendance qui correspond à ce que j’observe, alors qu’à partir des années 90 j’organise dans l’académie de Versailles la formation des professeurs principaux ainsi que dans la formation initiale les modules concernant l’orientation. Côté formation initiale une heure et demie est consacrée à ce thème, et la formation continue propose un stage de 3 jours pour les nouveaux professeurs principaux (PP) désignés par les chefs d’établissement. Pour l’académie, c’est 700 PP chaque année qui y sont inscrits. Les chefs d’établissement se plaignent d’un turn-over important et surtout que cette fonction est peu recherchée par les enseignants. Mes observations rejoignent celles de Sandrine Sapet Malozon au moins sur deux points : le peu d’importance donné à ce thème dans la formation des enseignants laissant supposer que l’activité est de l’ordre de l’évidence, et que du coup chacun bricole comme il peut. La conception individualiste du métier fait qu’il y a très peu de mutualisation et de compétence élaborée collectivement, et que même par rapport à l’équipe enseignante de la classe, le PP reste un acteur très isolé.

Séverine Chauvel, a travaillé sur un autre angle d’attaque, celui de l’auto-sélection[8]. Son enquête de terrain a relevé des pratiques contradictoires d’encouragement mais aussi de découragement des élèves. Cet article fait partie d’un numéro de la Revue française de pédagogie consacrée à « Penser les choix scolaires ». Marianne Blanchard et Joanie Cayouette-Remblière terminent leur introduction[9] à ce numéro ainsi : « Les enjeux théoriques concernant l’analyse des choix scolaires et l’usage même de la notion de choix restent donc importants. L’heure semble-t-il n’est pas à dresser un bilan portant sur des questions déjà anciennes, mais à relancer des débats et à réinterroger les catégories utilisées par les chercheurs pour aborder ces choix. Au-delà du simple enjeu scientifique et disciplinaire, il apparaît nécessaire pour la sociologie – et, bien entendu, pour la recherche en éducation – d’adopter une posture critique vis-à-vis d’un discours politique faisant du libre choix des familles un idéal à atteindre. »

Mais on a vu que cet idéal du libre choix des familles, expérimenté durant la présidence Hollande s’est écrasé sur le principe de l’évaluation des élèves par … les enseignants dont j’ai discuté déjà sur ce blog[10].

Un deuxième glissement vers le haut

Avec la création du baccalauréat professionnel (bac pro) puis sa transformation en un diplôme en trois ans après la troisième, c’est près de 80% d’une génération qui atteint le niveau bac. Du coup c’est l’accès au supérieur qui se trouve observé comme un marqueur de la différenciation sociale et de la production d’inégalités sociales.

Dans un document de synthèse des travaux de la DEPP[11] en 2003, l’étude de l’articulation du secondaire et du supérieur porte sur les flux. Un an après dans un rapport du ministère[12] pour l’OCDE,  un chapitre est consacré aux politiques éducatives de lutte contre les inégalités. Il y est question, concernant l’enseignement supérieur, du système d’accompagnement financier, du logement et de la restauration. Deux publics particuliers sont identifiés : les étudiants étrangers et les étudiants handicapés. Mais l’orientation est ignorée.

Pendant ce temps, les chercheurs remontent dans le système pour travailler sur les inégalités sociales. Il y a notamment Agnès van Zanten qui  travaille sur ce thème depuis très longtemps et depuis quelques temps elle s’attaque à l’accès à l’enseignement supérieur[13]. Elle explique son projet dans une interview[14] :

« Jusqu’à présent, très peu de travaux ont été conduits dans notre pays sur les processus qui, au sein des établissements scolaires et des familles, ou encore via Internet, les plates-formes d’orientation en première année d’études supérieures, les salons d’orientation…, entretiennent ou creusent les inégalités entre jeunes s’agissant de leurs choix d’orientation dans le supérieur. Pour mieux saisir pourquoi la France affiche un faible taux de scolarisation des enfants des classes populaires dans le supérieur, nous avons mis en place depuis 2013 un dispositif inédit de grande envergure. »

Plus récemment, en janvier 2020, elle était interviewée par Séverin Graveleau[15] pour Le Monde, et terminait ses propos ainsi :

« Il est utile de rappeler que, contrairement à ce que peuvent laisser penser certains discours en vogue, les questions de l’autocensure et de la mobilité sociale au moment des choix d’orientation ne sont pas qu’individuelles. Pour une grande partie des jeunes c’est avant, pendant la scolarité, que se joue la question de l’orientation, à travers la qualité et l’investissement que l’institution met dans des enseignements leur permettant d’acquérir les connaissances et compétences nécessaires pour prétendre aux meilleures formations du supérieur. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas les épauler au moment des choix d’orientation. Mais le défi principal de l’école aujourd’hui est d’offrir à tous un enseignement de qualité afin de réduire les inégalités sociales et scolaires. »

Autrement dit, l’orientation comme un moment, comme l’exercice d’un choix, qu’il soit celui de l’élève ou de la famille, et celui des enseignants, du chef d’établissement, de commissions diverses d’admission, n’est qu’un leurre. Ce moment, ce choix est d’abord le résultat d’une longue histoire qui le précède et le dirige[16].

Bernard Desclaux

[1] Post précédent : Procédures et inégalités sociales http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/02/12/procedures-et-inegalites-sociales/

[2] La synthèse de ces travaux : Duru-Bellat (Marie). — Le fonctionnement de l’orientation. Genèse des inégalités sociales à l’école. Lausanne, Editions Delachaux et Niestlé, 1988, 200 p. (Actualités pédagogiques et psychologiques). Un recension de celui-ci par Louis-André Vallet in Revue française de sociologie Année 1990 31-3 pp. 511-514, https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1990_num_31_3_2701

[3] Note d’information 13/24 https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/6-Deroulement_procedure_orientation.pdf

[4] Repères  pour  l’orientation  et  l’affectation  des  élèves Edition 2018 https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Orientation/26/3/REPERES_orientation_affectation_2017_DGESCO_1038263.pdf

[5] Séverine Landrier et Nadia Nakhili, « Comment l’orientation contribue aux inégalités de parcours scolaires en France », Formation emploi [En ligne], 109 | janvier-mars 2010, mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 07 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/formationemploi/2734    ; DOI : https://doi.org/10.4000/formationemploi.2734    

[6] Ces chiffres sont issus du travail de Lemaire S. (2008), « Disparités d’accès et parcours en classes préparatoires », Note d’information du MEN – 08.16.

[7] https://publication-theses.unistra.fr/public/theses_doctorat/2014/Sapet_Malozon_Sandrine_2014_ED519.pdf

[8] Séverine Chauvel, « Auto-sélections et orientation en fin de 3e : réflexions issues d’une enquête de terrain », Revue française de pédagogie [Online], 175 | avril-juin 2011, Online since 11 June 2015, connection on 15 February 2021. URL : http://journals.openedition.org/rfp/3068 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.3068

[9] Marianne Blanchard and Joanie Cayouette-Remblière, « Penser les choix scolaires », Revue française de pédagogie [Online], 175 | avril-juin 2011, Online since 15 June 2015, connection on 15 February 2021. URL : http://journals.openedition.org/rfp/3025 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.3025

[10] Bernard Desclaux, Orientation : jeux de mains… http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2016/02/04/orientation-jeux-de-mains/

[11] Dix-huit questions sur le système éducatif Synthèse des travaux de la DEP (2003,) n°66 de la revue Education & Formation, 211 p. file:///C:/Users/UTILIS~1/AppData/Local/Temp/5271.pdf

[12] Rapport de base national  présenté dans le cadre de l’activité de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) en novembre 2004 et intitulé L’équité dans l’éducation  en France http://www.oecd.org/fr/education/innovation-education/38692798.pdf

[13] van Zanten Agnès, « 5. Les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur. Quel rôle joue le lycée d’origine des futurs étudiants ? », Regards croisés sur l’économie, 2015/1 (n° 16), p. 80-92. DOI : 10.3917/rce.016.0080. URL : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2015-1-page-80.htm

[14] Interview par Philippe Testard-Vaillant d’Agnès van Zanten : Comment l’orientation scolaire renforce les inégalités https://lejournal.cnrs.fr/articles/comment-lorientation-scolaire-renforce-les-inegalites    

[15] Parcoursup : « Les élèves ne sont pas égaux dans la capacité à trier les informations » https://www.lemonde.fr/campus/article/2020/01/21/parcoursup-les-eleves-ne-sont-pas-egaux-dans-la-capacite-a-trier-les-informations_6026655_4401467.html

[16] Bernard Desclaux, Annick Soubaï, Construction de soi et construction du parcours http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2019/06/21/construction-de-soi-et-construction-du-parcours/

 

Article publie sur le site : http://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2021/02/16/lorientation-organisatrice-des-inegalites/

Dernière modification le jeudi, 03 novembre 2022
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .