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Deux adultes pour trente adolescents III
 
 
Dialogue de sourd
Sur le chemin du RER, je tombe sur une équipe de garçons de mes 4e.
"Bonne soirée m’sieur", s’exclament deux d’entre eux, tandis que le troisième reste muet, en me regardant fixement, tel un bébé chacal à l’affût !
Mon sang ne fait qu’un tour : "dis donc mon petit, tu ne me dis pas bonsoir ?" Pas de réponse, toujours ces yeux plissés de rancœur, mélangée de mépris, qui parlent d’eux-mêmes. Mais je ne veux pas partir là-dessus, m’obstine à faire sortir un son de cette bouche hostile :
"Dis donc, c’est comme ça que t’ont élevé tes parents ?"
"Non".
Ca y est ! Le contact verbal est établi : "Tu me regardes comme si j’étais ton ennemi ?" Pas de réponse.
"C’est ça, tu me considères comme ton ennemi ?" Bafouillements étouffés.
J’ai très bien entendu mais j’insiste : "alors, tu me considères comme ton ennemi ?" Et là, il assume enfin :
"oui, je vous considère comme un ennemi".
Impression vraiment désagréable, mais je veux au moins essayer de me faire comprendre :
"Comme un ennemi ?! Et pourquoi ça ?"
Il se remet à bafouiller mais en substance répond : "parce que vous me disputez tout le temps, vous me punissez, etc."
Et je dois lui accorder qu’il n’est pas totalement dans le faux, mais à ma décharge, il faut aussi préciser qu’il est un champion de l’âge potache.
 
Communiquer à tout prix
Je ne veux pas rester là-dessus, je sens que j’aurais du mal à apprécier la jolie soirée de printemps, si je demeure sur ce contact, sonnant comme un cuisant constat d’échec. Alors j’essaye de me faire comprendre : "Qu’on se mette d’accord, trouverais-tu normal que je te laisse glander comme tu es capable de le faire (et il acquiesce, honnête, au mot peu flatteur que j’utilise pour désigner sa posture scolaire la plus fréquente) ? Trouverais-tu cela logique ?" Argument plutôt choc, qui fait souvent son effet sur les ados, férus de choses claires, simples, efficaces. Non, il ne trouve pas cela logique et je vous passe la suite de la discussion, durant laquelle je lui fais admettre que je ne suis pas son ennemi mais son professeur, qui a une certaine mission à son égard et qui, malgré les apparences, cherche à lui rendre service. Ouf, j’ai réussi à me faire entendre, je ne jurerais pas que le garçon changera d’attitude dès le lendemain, je suis par contre convaincu que je lui ai inoculé une minuscule pensée, qui ressortira, espérons-le, à point nommé, sinon du moins un jour ou l’autre. C’est un morceau de mon éthique : essayer d’établir une communication, même dans les situations les plus décourageantes. Je dois dire que certains collègues affrontent des conflits autrement plus difficiles, qu’il s’agit là plus d’un entraînement avant de rencontrer de véritables problèmes. Mais tout de même.
 
Eclairer le message de l’école
La question me semble d’ailleurs suffisamment importante pour que je m’y attarde. Qu’est-ce qui, dans l’histoire de l’institution scolaire française, a provoqué un jour ou l’autre cette dégradation du rapport entre les enseignants et les enseignés, et de plus en plus, entre les enseignants et les personnes gravitant plus ou moins lointainement autour des élèves ? Car il y a une différence entre dire que le prof est exigeant, sévère (et franchement, en ce qui me concerne, je ne pense pas être des pires) et le considérer comme un ennemi. Crise d’adolescence uniquement ? Peut-être, mais une crise qui semble, pour être aussi décomplexée, bien nourrie de l’extérieur. Pourquoi ? Qu’est-ce qui cloche dans la transmission du message de l’école au XXIe siècle ? Ma réponse est la suivante : les méthodes d’enseignement et d’encadrement sont totalement dépassées, en regard de l’évolution de la société. Voilà une vérité qui ne casse plus franchement trois pattes à un canard. Pourtant, même si l’on répète ce constat à longueur de temps, rien ne bouge. C’est qu’on ne change pas véritablement le contenu, seulement l’enveloppe.
 
Clionautes et Charte sur de nouveaux programmes
Dernier exemple en date : dans le cadre de la refonte prochaine des programmes, la deuxième que je connais durant les cinq années de ma courte carrière, je suis invité à réfléchir sur le sujet par l’équipe des Clionautes, association professionnelle dotée d’un site internet éponyme. Pour m’engager dans la démarche, j’ai d’abord lu le projet gouvernemental de Charte sur les nouveaux programmes, et il m’a semblé, dans un jargon complexe, qu’au lieu de proposer un véritable changement de vision, celui-ci utilisait d’autres termes, à la mode, pour désigner toujours les mêmes exigences. A moins que par soucis de consensus, il cherche à ménager les susceptibilités de chacun, en évitant de dire les choses clairement, ce qui a pour effet pervers, de synthèse en synthèse, de diluer complètement la volonté première.
 
A la recherche de l’appropriation et de la différenciation
Quelles sont les exigences de l’actuel système, qui semblent finalement perpétuées par le projet de nouveaux programmes ? Construire chez les élèves un tronc commun de connaissances et de compétences, qu’il faut plus comprendre comme un formatage des jeunes (de grande qualité !), que comme un tremplin leur permettant de comprendre le monde à leur niveau, sans filtre excessivement idéaliste ; comprendre aussi leurs qualités, leurs défauts et conquérir leur capacité d’insertion individuelle dans la vie, sans se construire en contradiction avec le groupe, mais dans un souci d’harmonisation. Deux concepts manquent à cette réflexion : appropriation, différenciation ; s’ils sont cités, ils sont invalidés dans leur mise en œuvre parce que les exigences terminales demeurent les mêmes : évaluer, sélectionner, discriminer. Dans certaines sphères, ces notions sont des gros mots, tant l’on est attaché, de manière dogmatique, à l’esprit du collège unique. On est persuadé que cet esprit ne peut être mis en œuvre que d’une seule manière (en gros, même tarif pour tout monde, ce qui est discriminant vu que personne n’est pareil), dogme qui fait bon marché de la diversité des pratiques d’enseignement, comme des évolutions mentales, sociales de chaque génération. Les méthodes pour mettre en oeuvre les concepts d’appropriation et de différenciation ne remettraient pas en cause la notion d’égalité des chances, puisqu’à tout le monde serait proposé la même chose, à charge ensuite à chaque individualité de trouver sa voie au milieu du concert de ses pairs. Mais pour que le système le comprenne, il faudrait que les mentalités évoluent, remplacent la notion d’obligation par celle de proposition. Proposition qui serait assorti bien sûr de fondamentaux.
 
Quelle utilisation du Socle commun ?
Pour illustrer notre propos, indiquons ce que nous avons compris de l’utilisation du Socle commun de connaissances et de compétences que veut mettre en place la Charte des programmes. Le socle commun est une sorte de cahier des charges donné à l’élève en début de collège, qu’il doit valider en fin 5e, mais parfois, selon les établissements, seulement en fin de 3e. L’initiative semble bonne, car elle permet de sortir du système de notation, trop lapidaire pour nombre d’élèves peu ou pas scolaires (mais talentueux par ailleurs) et de dresser un profil pratique des savoir-faires et savoir-êtres de chacun, utiles dans le sens où il ne préjuge de rien, par des notations et des appréciations faites à la tête du client ou selon un schéma trop précis. Mais ceci étant posé, on se rend compte, en lisant la suite du document, que ce Socle commun ne sert pas à donner à tous les élèves les mêmes chances, mais de faire de tous les élèves des individus identiques. Est-on sur que ce soit la mission première de l’école, quand on constate que d’un côté on cherche à formater des élèves qui ont d’abord juste besoin de découvrir les notions d’autonomie, de régularité, d’effort, de curiosité, d’esprit critique, tandis que d’un autre côté, on sait très bien qu’un certain nombre d’élèves ont déjà acquis ces "codes" du formatage, comme le dit le langage consacré, à la maison, et qu’ils ont donc besoin d’une autre nourriture, au risque de s’ennuyer et de perdre de précieuses années : à moins de ne rien faire à l’école et d’apprendre la culture, la créativité, l’esprit d’initiative en dehors de celle-ci, dans un milieu qui leur en donnera des moyens plus ou moins sophistiqués ? On immobilise les esprits au lieu de les ouvrir, on les emprisonne au lieu de les stimuler.
 
Un encadrement physique et intellectuel trop contraignant
Et ce n’est pas seulement la faute des programmes, c’est aussi la faute de l’encadrement physique des élèves. Car les profs stimulent, autant qu’ils peuvent, mais contrairement à Shiva, ils n’ont pas quinze bras, quinze yeux, quinze cerveaux, quinze langues leur permettant d’avoir une approche plus subtile de leur classe. Ils cherchent à faire dans la subtilité, mais à l’aide d’un matériaux extrêmement grossier : la salle de classe, espèce de bouilloire humaine où très peu de gens se retrouvent de manière consentante ; disons les choses, une sorte de prison améliorée, où l’on ne distribue pas les coups mais les plus ou moins bonnes notes. Plus de badine certes, mais toujours le même fonctionnement qui humilie, piédestalise, s’appuie logiquement sur l’esprit grégaire pour tenir un ordre que l’on exige bienveillant, dans des conditions difficilement contrôlables. La tendance vicieuse de ce système est de transformer les enseignants en contremaître es éducation – mais alors, quid de la dimension noble de l’école, qui devrait être conçue non comme une garderie mais comme une pépinière ? Il faudrait assister à un cours en collège pour bien comprendre cette difficulté proprement acrobatique qu’il y a à transmettre un enseignement de qualité tout en parvenant à tenir l’ordre, comme le ferait un sergent-chef. Car c’est de cela qu’il s’agit, on peut avoir la meilleure volonté du monde, il faut prendre acte que dans un tel contexte, la tenue de classe à besoin d’une autorité brute, d’une justice aveugle, d’une capacité de réaction qui ne s’encombre pas des détails mais raisonne d’abord en termes de groupe. Et les individus là-dedans ? C’est le principe du tamis : jusqu’à un certain point, ils passent par les mailles de la normalité scolaire, mais dès que leur personnalité pêche par non-conformisme, pour quelque raison dont l’origine est infiniment variable mais dont le point commun est d’être humaine avant tout, il reste bloqué du mauvais côté du filtre et crèvent à cet endroit comme de beaux poissons exotiques pêchés par erreur par un de ces bateau usine qu’on envisage d’interdire, vu les nécessités de renouvellement actuelle de la faune marine.
 
Un petit pas pour les personnels, un grand pas pour l’Education Nationale
Tous est dans le titre : deux adultes pour trente adolescents, pour deux raisons. D’abord, mieux répartir la tâche de gestion des classes, et deux adultes pour trente ados semble être le strict minimum, pour les raisons exposés dans notre tribune précédente (lien). D’autre part, une telle solution ne nécessiterait pas de tranformations radicales des structures, des effectifs, des méthodes, qui existent déjà mais sont mal réparties. Il faut repenser les missions et remettre au coeur l’humanisation des rapports entre les différents interlocuteurs de l’école, qui sont trop administratifs, tendance qui aboutit à la déresponsabilisation de tous : un exemple de cette culture stérile ; je me suis entendu l’autre jour avec une surveillante (doctorante en sciences de l’éducation par ailleurs) pour qu’elle vienne tenter dans ma classe l’expérience que je propose présentement par écrit, deux adultes par classe, l’un plutôt pédago, l’autre plutôt éducatif – sachant que la souplesse d’esprit de chaque intervenant permet d’intervertir ponctuellement ces rôles si nécessités il y a. Et bien ma jeune collègue s’est vue signifié que ce n’était pas possible, strictement pas possible, car une telle entreprise ne relève pas de ses "missions", intenses pendant les interclasses certes, mais beaucoup moins mobilisatrices durant les heures de cours elles-mêmes. Un seul exemple pour dire qu’il y a énormément de choses à faire, pas forcément en se débarrassant de l’existant pour faire strictement du neuf, mais en repensant les méthodes, en donnant de l’autonomie, en impliquant tous les acteurs de l’éducation, et surtout en ayant comme objectif simple, clair, unique, de faire de l’école non un lieu de dressage mais un lieu d’épanouissement par l’apprentissage. 
Dernière modification le lundi, 13 octobre 2014
Bellevalle Leon

Professeur d’histoire-géographie au collège depuis cinq ans, je m’occupe de niveau 6e, 5e, 4e, 3e ; je suis prof principal en 5e et coordinateur de l’équipe disciplinaire au sein de l’établissement. Depuis mes débuts, je mets aussi en oeuvre des projets transdisciplinaires, avec des professeurs de mathématique, musique, français, art-plastique, technologie... Passionné par mon métier et mes élèves, je ressens le besoin d’exprimer mes idées sur un système qui me paraît souvent rigide et de moins en moins en phase avec la modernité. En plus d’articles spécialisés, je tiens un blog à vocation littéraire et historique.