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I – H1 Le réseau et la foule

H1 (ou Q1 si l’on préfère formuler une question plutôt qu’une hypothèse) : Le fonctionnement en réseau de ce qu’il est convenu de nommer les “réseaux sociaux“ mérite la comparaison avec le fonctionnement de la foule

Foule
Il semble intéressant de comparer le fonctionnement en réseau sur la Toile et le fonctionnement d’une foule.
Pour caractériser ce dernier, reprenons de qu’en disent Anzieu et Martin (1968, p.30) — ils font référence aux travaux de Le Bon.

« La situation de foule développe un état psychologique propre :

  1. passivité des gens réunis envers tout ce qui  n’est pas la satisfaction immédiate de leur motivation individuelle ;
  2. absence ou faible niveau des contacts sociaux et des relations interhumaines ;
  3. contagion des émotions et propagation rapide à l’ensemble d’une agitation née en un point ;
  4. stimulation latente produite par la présence massive des autres, et qui peut éclater sous forme d’actions collectives passagères et paroxystiques, marquées du sceau de la violence ou de l’enthousiasme, ou qui peut induire, à l’inverse, une apathie collective imperméable à presque toutes les interventions. »

Conjecture de Von Foerster
Un outillage théorique plus récent est celui fourni par la théorie des systèmes, plus précisément par la conjecture de Von Foerster.
Dupuy (1982, p.14) la formule ainsi : « Plus les éléments d’un réseau sont trivialement connectés — au sens qu’ils sont univoquement et rigidement déterminés par leurs voisins — plus le comportement global du réseau est trivial et prévisible pour un observateur extérieur, mais plus il apparaît « contre-intuitif » et non maîtrisable pour ces observateurs intérieurs que sont les éléments du réseau. »

Dix ans plus tard (1992, p.256) il reformule : « La “conjecture de Von Foerster“ peut s’exprimer ainsi : plus les éléments d’un système sont “trivialement“ connectés, poindre est leur influence sur son comportement global : plus, en d’autres termes, ils sont “aliénés“. Par “trivialement connecté“,Von Foerster veut dire que l’influence de l’état du système (input) sur l’action des éléments (output) prend la forme d’une détermination rigide, univoque.

Le fait que les comportements individuels doivent être “complexes“ (au sens non “triviaux“, non rigides) pour que les agents aient une chance d’exercer une influence sur le système peut apparaître paradoxal dans la mesure où, pour un observateur extérieur, le comportement global du système est précisément d’autant plus prédictible que ces comportements individuels sont moins complexes. On reconnaît là l’importance cruciale de la position de l’observateur… »

Pertinence de l’hypothèse
Il n’est pas question ici de cherche à prouver quoi que ce soit. Convenons que cette comparaison mérite d’être méditée.

II – Quelques caractéristiques de l’utilisation de la Toile (par les “réseaux sociaux“)

Il convient, tout en explorant ces caractéristiques :

- de distinguer le niveau de l’organisation (de la plate-forme, ou de l’hébergeur — en tout cas le niveau collectif, par définition) du niveau de l’utilisateur (niveau individuel)
- de discerner les éventuelles contradictions (entre les deux niveaux, ou entre deux aspects de chaque caractéristique).

Anonymat/liberté
Côté face, grande liberté. Le sujet connecté peut s’exprimer sous la signature d’un “pseudo“. Côté pile, cet anonymat de fait ouvre grand la porte au n’importe quoi et aux outrances.

Possibilité du n’importe quoi
On peut faire circuler n’importe quoi, depuis des bêtises ou des plaisanteries pas forcément de bon goût, jusqu’à des vidéos de violences voire d’attentats, en passant par des montages travestissant la réalité, des divagations ou des mensonges, “fake news“ et autres “trolls“…

Possibilité du harcèlement
Parmi les possibles, si le harcèlement n’a pas attendu les réseaux sociaux pour exister, ces derniers constituent un outil de choix pour les monter.

Possibilité d’émettre
Côté face, superbe ouverture ; possibilité de messages, d’images ou vidéos, de créations artistiques…

Côté pile, nous sommes engloutis dans l’univers de la quantité : c’est le règne de l’applaudimètre en mineur, celui du fric en majeur (pour les plates-formes ou hébergeurs, éventuellement pour les sujets)

Société du spectacle
Quand cette possibilité d’émettre se centre sur la vie amoureuse, ou la vie quotidienne de chacune et de chacun, nous parvenons sans doute au comble de la société du spectacle, ou en tout cas nous franchissons un sacré degré dans ce fonctionnement. En effet, avant cette déferlante de vidéos privées (au sens intime), le buzz était réservé aux responsables politiques, aux “people“ — terme qui dans sa contradiction désigne justement celles et ceux qui ne font pas (ou plus) partie du peuple.

Je rappelle ma rapide présentation de l’hypothèse de Debord (Sallaberry, 2017) :
« On pourrait partir de Debord. En effet, la “fulgurance“ qui a restructuré sa pensée consiste à discerner, dans l’évolution du fonctionnement de notre société, l’émergence de la “société du spectacle“. Debord caractérise cette société du spectacle comme organisant, pour le sujet humain (pour chacune et chacun de nous) une quadruple  dépossession : celle du temps, celle de l’activité, celle des représentations, celle du sens. Il précise ainsi la notion d’aliénation introduite par Marx.

Pour illustrer cette société du spectacle qu’il dénonce dans ce qui s’institue dans nos sociétés modernes, on pourrait aussi repenser à un aspect du film de Truffaut “Fahrenheigt 451“. Le spectacle est omniprésent dans les demeures, par le biais de la télévision. Mais pour souligner jusqu’à l’intrusion dans la vie privée, il faut se remémorer la séquence où, brusquement, la présentatrice pose une question à la ménagère qui est en train de regarder la télé. Il faut à nouveau ressentir l’angoisse qui la saisit, puis son soulagement d’avoir formulé la bonne réponse.

L’hypothèse de Debord (qu’il ne formule pas en tant que telle) est que la société du spectacle est l’aboutissement du capitalisme. Dans son bref ouvrage, les observations et leurs interprétations se succèdent sans un ordre ou une hiérarchisation discernables, sans véritable modélisation — il faut dire que l’outillage marxien se révèle un peu court pour pouvoir modéliser plus avant ce qui émerge là. »

III – Reprise par rapport à l’éthique

(cf. Le registre de l’éthique — Sallaberry, 2019, Educavox)
Le “souci de l’autre“ (faire ce qu’on peut pour qu’il ne sorte pas abimé de l’interaction) est éventuellement celui d’un sujet, pas celui des hébergeurs.
La seconde partie de la boucle (structuration des interactions par la culture) a disparu au niveau des plates formes. Elle reste, dans le meilleur des cas, l’affaire des sujets.
Je rappelle ici une modélisation proposée (Sallaberry et Claverie, 2018, p. 159) pour le fonctionnement d’une société :

« 2 - 2 Boucle ‘interactions/culture’ (ou ‘distribution des interactions/culture’)

Or, le fonctionnement que nous avons désigné par “double mouvement“ peut se schématiser par une boucle analogue :

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Ici, c’est la culture qui est omniprésente même si elle se reproduit tout en évoluant, puisqu’elle structure les interactions — on retrouve l’idée d’englobement, même si ce dernier a des spécifications quelque peu différentes d’une boucle à l’autre. »

Dans cette modélisation, on voit bien que la culture structure en permanence les interactions entre humains : le niveau logique collectif structure, cadre le niveau logique individuel. La contradiction que nous venons de repérer dans le fonctionnement des réseaux sociaux est énorme : ce n’est plus le niveau logique collectif qui structure (qui régule) le niveau logique individuel, c’est  éventuellement le contraire, lorsque des sujets protestent contre telle ou telle diffusion — des sujets humains qui tentent de ne pas être totalement assujettis par la plate forme.

Pire, lorsque l’application qui régit le réseau “régule“, c’est par exemple pour aider à trouver “qui me ressemble“ : fonctionnement à l’applaudimètre et à l’amplification (boucle de rétroaction positive), ce qui est le contraire d’une régulation (qui correspond à une boucle de rétroaction négative).

Il y a ici une contradiction forte entre le niveau de l’organisation et celui d’un sujet : seul ce dernier semble pourvoir être concerné par l’éthique. Il s’agit d’une contradiction qui prend la forme d’une inversion : ce qui dans une culture est la fonction du niveau logique collectif est renvoyé au niveau logique individuel, qui, éventuellement, s’en charge comme il peut !

En tout cas, tout nous amène à formuler l’hypothèse H2  (ou Q2) : Le numérique est déconnecté de l’éthique.

Références

Anzieu D. & Martin J-Y, 1968, La dynamique des groupes restreints, Paris, P.U.F.

Debord, G., 1967, La société du spectacle, Paris, Gallimard 1992

Dupuy, JP, 1982, Ordres et désordres, Paris, Seuil

Dupuy, JP, 1992, Introduction aux sciences sociales, Paris, Ellipses.

Sallaberry, JC, 2017, « L’hypothèse de l’autonomisation des grands sous-systèmes et les risques pour la démocratie », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 10 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 30 janvier 2017. URL : http://rfsic.revues.org/2823 ; DOI : 10.4000/rfsic.2823

Sallaberry, JC, 2019, Le registre de l’éthique, site Educavox, mise en ligne 6 III 2019,

https://www.educavox.fr/formation/analyse/le-registre-de-l-ethique

Sallaberry JC & Claverie B. 2018, Introduction aux sciences humaines et sociétales, Paris, L’Harmattan (Cognition et Formation)

Jean-Claude Sallaberry


Professeur émérite à l’Université de Bordeaux — IMS-CNRS, UMR 5218/ISCC, équipe CIH (cognitique et ingénierie humaine), groupe cognitique (École Nationale Supérieure de Cognitique - 109 avenue Roul - 33400 Talence – France)

Dernière modification le mardi, 05 novembre 2019
Sallaberry Jean-Claude

Professeur émérite à l'université Montesquieu-Bordeaux IV.  Professeur de sciences physiques en lycée (20 ans), puis professeur des universités (sciences de l'éducation et science de la cognition) durant 20 ans, Directeur de l'IUFM d'Aquitaine pendant 7 ans 1/2.

Centrés sur une théorie des représentations, ses travaux explorent les phénomènes de la cognition et de la culture en modélisant l'articulation du niveau logique individuel et du niveau logique collectif.  Il publie notamment sur les thèmes “représentation et cognition“, “didactique des sciences“, “dynamique des groupes“, “théorie des système et théorie de l’institution“.

Co-rédacteur en chef de la revue L’Année de la recherche en sciences de l’éducation, il co-dirige, chez L’Harmattan, la collection “Cognition et Formation“.