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Bernadette Charlier lors du colloque de la E. Education qui s’est tenu à Poitiers à l’esen[1]en mai 2013 déclarait que “l’innovation est une activité à risque”. C’est vrai de façon générale mais peut-être faut-il insérer des nuances dans l´appréciation du risque.
Le numérique, inscrit dans le paysage universitaire ouvre de nouveaux espaces. Milad Doueihi[2]nous explique que l’homme à toujours voulu bâtir les espaces qu’il occupe. Les universités ont investi ces espaces virtuels en déployant et structurant des plateformes, les équipes supports d’ingénieries pédagogiques se développent, les DSI ont un rôle central. Nous assistons à l’émergence d’un écosystème numérique institutionnel cohérent et structuré.
 
 
Le paradoxe de cette époque est qu’au sein de d’environnements qui enfin se stabilisent, nous avons besoin de zones numériques d’expérimentations (hors les espaces balisés (urbanisés) indispensables), c’est la part de risque citée précédemment. Elle est nécessaire parce qu’elle nous invite à penser les enjeux futurs de l’enseignement. Les spécialistes du marketing disent qu’il faut capter les signaux faibles, les enseignants chercheurs bornent ces espaces nouveaux dans le cadre de l’expérimentation. Une posture nécessaire pour la dynamique du système mais avec pour corollaire l’expression d’inquiétudes parce que les contours sont difficilement cernables.
 
Oui le numérique peut être une activité à risque et ce, à tous les niveaux. Risque pour l’institution, risque pour les équipes, risque pour les individus. Je veux croire que prendre un risque, c’est inscrire dans la ligne de mire des projets, la possible réussite.
 
L’étymologie du mot risque vient du bas latin risicare “doubler un promontoire”. Tout marin sait que doubler un cap, un promontoire expose à rencontrer des vents et courants contraires, il en va de même pour l’innovation.
 
L’exploration des mondes virtuels inscrit en toile de fond le risque, aussi faut-il faut savoir naviguer par vent contraire et tirer des bords, ce pour plusieurs raisons :
 
  •  Le terme de monde virtuel est peu vendeur, il représente dans l’inconscient collectif une activité peu sérieuse, épiphénomène de la bulle internet. Là où le jeu sérieux, la gamification ont su s’imposer comme terrain d’expérimentation, de développement et de prises de risques financiers, le monde virtuel reste confiné dans terrain vague.
 
  • Nous ne pouvons que constater, c’est un fait, que l’image collective de l’outil conditionne la vision que l’on porte à un espace numérique. Il y a de fait, un zonage des espaces, à la façon des plans d’urbanismes nous avons les zones numériques constructibles (ZU) les zones numériques à urbaniser (ZAU) et les zones numériques inconstructibles. Les mondes virtuels sont encore des zones misés en réserves dans l’attente d’une préemption.
 
Je vais essayer de démontre les enjeux pédagogiques des mondes virtuels en utilisant les instruments de la science.
 
 
1. La définition
 
Il convient tout d’abord de cerner l’espace pédagogique que nous analysons. C’est un espace normé producteur de sens, nous proposons la définition suivante, qui à défaut d’être stabilisée nous aide à préciser les contours.
 
“Le monde virtuel de simulation est un monde en trois dimensions (3D) créé à l’aide d’un logiciel et d’une programmation spécifiques. Le monde est en général une représentation de lieux réels mais il peut être aussi une construction purement imaginaire élaborée dans le cadre d’une démarche plastique. Il permet à un groupe de personnes éclatées géographiquement et placées en situation immersive d’interagir.
Les acteurs du dispositif peuvent, à l’aide d’avatars, d’objets ou d’une vue subjective, parler, écrire, gérer des attitudes corporelles, se déplacer, y compris en s’affranchissant les lois physiques du monde réel. Le groupe constitué partage un intérêt commun, défini dans un projet élaboré de façon formelle.
Les apprenants seront mis en situation d’acquisition de savoirs et de compétences en reproduisant des situations du réel.
Les situations sont reproductibles à l’infini, elles permettent d’analyser des situations simples (des routines) ou extra – ordinaires.
Le monde virtuel de simulation combine des constructions scénarisées au service d’enjeux d’enseignement et d’apprentissage.” (Jean-Paul Moiraud, 2010)
Au sein de cet espace à architecturer sont construites diverses approches pour l’enseignement et l’apprentissage. Il est nécessaire de les catégoriser.
 
 
2. La typologie pédagogique des usages
 
Le monde virtuel comme instrument de formation en ligne,un lieu immersif de reproduction du lieu de formation. Mes cours sont de ce type. Les besoins exprimés sont de l’ordre spatial et temporel, le monde virtuel permet de gérer les interactions humaines pour un groupe géographiquement éclaté. L’inconvénient de la dispersion des compétences peut être résolu via les réseaux. Ce blog regorge d’exemples et d’analyses sur ce point
 
Le monde virtuel comme instrument de simulation- Le monde virtuel est paramétré pour que les acteurs simulent des situations du réel "possibilité de recréer des situations exceptionnelles pour mettre en situation des gens face à des situations qu’ils rencontreront rarement" Laurent Gout (2011). Le monde ne se substitue pas à l’acquisition de routines dans la vraie vie mais il permet d’anticiper des situations atypiques sans conséquences effectives IRL. Le monde virtuel permet d’analyser des situations extra - ordinaires par un procédé de répétition et d’analyse par retour en arrière (voir vidéo N° 2). Le monde dentallife s’inscrit dans cette dynamique de simulation ainsi que la salle de médecine d’urgence de l’imperial college of London.
 
Le monde virtuel comme lieu d’immersion dans un élément de savoir, comme processus spécifique. Les acteurs sont immergés dans une représentation du savoir (exemple des champs magnétiques) et interagissent avec l’environnement. Il semble qu’il soit possible, à ce stade, de croiser les travaux de ceux qui œuvrent dans les mondes virtuels et ceux qui développent des systèmes 3D.
 
Le monde virtuel comme instrument de Co-construction des savoirs - Dans certains domaines il est possible d’utiliser le monde virtuel comme lieu de construction de concepts. L’exemple de collaboration entre une université américaine et une université Égyptienne est un bon exemple :
"Visionaries like Dr. Amr Attia from Cairo’s Ain Shams University and California-based architect David Denton, have volunteered countless hours and joined forced with Kara Bartelt at the USC School of Architecture to organize this project, with modest support pledged from the United States Department of State to realize Obama’s ‘Kansas to Cairo’ vision – a project they first discussed at a panel hosted by the State Department last June (read more about this architectural panel held in Second Life on america.gov or watch video coverage here)." Source (Credit) Arch virtual
 
 
3. Les usages développés
 
Les usages en monde virtuels se développent à Lyon 3 mais aussi dans d’autres universités (en France comme à l’étranger).
 
Il est indispensable de rappeler préalablement en quoi l’espace immersif est devenu un lieu d’enseignement et d’apprentissage. C’est grâce à une démarche de détournement de l’outil que l’espace est devenu pédagogiquement instrumentale. C’est donc grâce à un processus de genèse instrumentale[3] que l’espace immersif s’est inscrit comme élément de formation.
 
A. Les cours
 
La faculté de droit de Lyon développe un usage de cours de droit canadien dans les mondes virtuels. Une enseignante-avocate donne des cours aux étudiants de Lyon au sein de l’espace reconstitué des quais Claude Bernard. On est ici dans un dispositif qui s’affranchit des espaces réels mais ce n’est pas le seul avantage. L´espace immersif permet de réintroduire des éléments cognitifs significatifs. Le e-learning, puisque c’est de cela qu’il s’agit, dans sa structure habituelle doit déployer des techniques pour tenter de rompre le sentiment de solitude numérique. Dans les mondes immersifs, l’espace créé est signifiant. Les apprenants sont immergés avec tous les autres acteurs, ils se perçoivent visuellement, ils y exercent des interactions complexes, l’enseignant est identifiable à la fois par le contenu qu’il transmet et par son enveloppe numérique metaphorisée, l’avatar.
 
B. La simulation
 
Elle est un élément central des mondes immersifs, plusieurs universités en France, développent des usages.[4]
 
On entre ici dans des scénarisations complexes, multiniveaux et mutualisables.
 
  • La complexité parce que la solution technologique est conditionnée par la capacité des enseignants à formaliser des scénarios. Le préalable au temps pédagogique immersif est le temps d’élaboration du scénario qui passe par la plateforme institutionnelle. Le monde virtuel est un outil précieux pour comprendre les enjeux et aider à l´instrumentalisation des fonctionnalités d’une plateforme. La phase qui précède la simulation est celle de l’acculturation et de la formation des étudiants. Ce n’est qu’à cette condition et cette seule condition que l’on peut apprendre en immersion.
 
  • Le multiniveau - Les simulations engagées peuvent êtredéveloppées en associant les compétences et les savoirs de plusieurs Universités / grandes écoles. Le lieu de travail est l’espace virtuel dans lequel se retrouvent tous les acteurs du scénario.
 
  • Mutualisables– Les scénarios construits dans le cadre universitaire peuvent être transférés et mutualisés auprès d’autres écoles grâce à l’élaboration de scénarios ad hoc.
 
Les simulations pédagogiques immersives présentent de nombreux intérêts :
 
  • Permettre de passer du savoir académique acquis dans le cadre de la culture du livre à celle de la culture numérique. Dit en d’autre terme les étudiants peuvent, grâce à la simulation établir une grille de conversion entre savoir et compétence.
 
  • Intégrer le principe du tutorat immersif, que nous avons défini sous le concept d’avatuteur[5]. Les mondes virtuels, à la différence de jeux sérieux permettent aux enseignants (tuteurs) de s’immerger dans la formation avec leurs étudiants.
 
 
4. Entre bricolage et scénarisation
 
Nous l’avons rappelé plus haut, les réflexions en mondes immersifs se sont développées dans un double mouvement allant du sujet vers l’artefact puis de l’artefact vers le sujet. Face à un espace potentiellement éducatif, les premières démarches se sont apparentés à des actes de bricolage.
La suite se caractérise par des phases de scénarisation et d’élaboration de modèles mutualisables pour d’autres équipes universitaires.
 
A. Introduire la gamification dans les processus de formation.
 
Les schèmes de formation immersifs participent à la démarche de gamification des processus d’apprentissage. Les concepteurs des scénarios introduisent une variable humaine forte dans les scénarios, notamment ceux de simulation.
Construit à l’aide d’une nécessaire couche logicielle, l’espace immersif donne pourtant une dimension forte à l’humain. La jouabilité des processus s’appuient avant tout sur les capacités des scénaristes à mettre en lien le savoir académique et les interactions humaines. Le monde virtuel est un lieu gamifié 3D dans lequel s’exerce un scénario d’interaction mobilisant savoirs et compétences.
 
B. Un conflit d’espace ?
 
A ce stade des analyses, nous avons encore largement tendance à vouloir opposer le réel et le virtuel, avoir deux logiques qui se côtoient mais qui ne se croisent pas. Nous sommes encore largement dans une logique de la pensée alternative, on pense dans un espace puis dans l’autre. Les champs de philosophie et de la sociologie nous aident à mieux comprendre de quelle façon les espaces s’interpénètrent.
 
 
5. Une préfiguration du transmedia[6]universitaire ?
 
La culture numérique s’est introduite par capillarité à l’université. Les espaces du savoir se sont modelés en permanence, l’accès y est protéiforme parce que nous utilisons des ressources multimodales, nous lisons sur des interfaces variées, nous positionnons notre corps selon la nature de l’artefact instrumenté. Il s’agira à terme de mettre en cohérence l’ensemble des connaissances résidentes dans les divers espaces numériques.
 
Wikipédia définit ainsi le transmedia : « La narration transmedia se différencie du cross-média qui décline un contenu principal sur des médias complémentaires. Le transmedia articule un univers narratif original sur différents médias. Cet univers est diffusé sur différents supports (TV, Internet, Smartphones, radio, édition, tablette, street art, etc.) qui apportent, grâce à leur spécificité d’usage et leur capacité technologique, un regard complémentaire sur l’univers et l’histoire. Les différents éléments qui composent cet univers peuvent être explorés et compris indépendamment les uns des autres : il s’agit de points d’entrée multiples dans l’histoire. »
Les mondes virtuels peuvent être abordés comme une préfiguration des enjeux universitaires à venir car y sont concentrés la plupart des enjeux du transmedia vers lequel nous semblons nous acheminer.
 
« Vincent Liquète, Professeur, IMS –UMR 5218, responsable du master professionnel DSI. –école nationale supérieure de cognitique propose une approche translittérastique de l’information et des savoirs, autrement dit une approche mobilisant toutes les sources médiatiques possibles. Selon lui dans ce monde hyper informationnel ou en passe de l’être « il ne serait plus tenable d’organiser le système scolaire dans la tradition des média de masse mais plutôt opter pour un modèle transmedia développant ainsi une véritable « culture du numérique » qui permettait ainsi des réflexions autour de la compréhension et de l’appréhension des systèmes d’information, d’intégrer davantage la culture visuelle ou encore de mieux identifier et caractériser les styles cognitifs propres à chaque élèves[7] »
 
 
Nous l’avons dit les mondes virtuels sont construits sur la base d’un environnement 3D. Dans le livre « cognition et création » J.A Waterford démontre les avantages des environnements 3D dans les processus d’apprentissage.
 
 
Les dispositifs numériques organisés sur le principe des réseaux ne sont pas sans influence sur les modes d’organisation universitaires. Les diverses équipes peuvent, plus que jamais travailler en mode collaboratif distant synchrone et /ou asynchrone. Le savoir ne se développe pas uniquement au sein des bâtiments des universités. Les modèles pédagogiques construits au sein des mondes virtuels (nous parlerons de scénarisation) sont établis sur un ensemble de paramètres précis.
 
 
Conclusion
 
Nous nous sommes attachés à utiliser le terme de monde virtuel car c’est celui qui est communément admis dans les discours. Les divers usages qui nous été donné d’observer nous éloignent définitivement de ce terme réducteur. Il est plus juste de parler d’univers 3D. Dans le livre cognition et création[8]J.A Waterworth dit la chose suivante :
 
Rendre quelque chose compréhensible, ou sensé, signifie littéralement lui donner une forme expérimentale à travers les sens, et pour cette tâche, l’ordinateur est plus puissant que l’imagination humaine. Il n’y a de sens qu’à partir du moment où une représentation concrète est accessible à la conscience humaine. Mais cette dernière étant très limitée, la tâche d’appréhension de l’information nécessaire à la formation de représentations mentales concrètes demande un effort qui vient gêner la réflexion sur ces mêmes représentations. En déplaçant la tâche de concrétisation sur l’ordinateur, on libère les ressources de la conscience pour une autre tâche.”
 
On l’aura compris les espaces virtuels aident à la construction des savoirs au moment où le livre papier n’est plus définitivement la seule référence pour la construction des savoirs.
 
Le 3D s’instille dans les pratiques universitaires et plus seulement dans les sphères des sciences dures. Il est un élément des dispositifs de formation à disposition dans le vaste espace constitué (réel et virtuel) du savoir. Il est utilisé depuis longtemps par les industries pour la formation des pilotes de processus complexes ( aviation, chemin de fer, centrales nucléaires), par les armées, par la médecine. Les sciences sociales ne peuvent plus ignorer les enjeux du 3D lorsque les espaces à disposition sont en expansion. Enjeux d’usage et enjeux de recherche les enseignants ne peuvent éviter de s’engager dans cette réflexion.
 
 

[1]Esen (école supérieure de l’éducation nationale) http://www.esen.education.fr/
 
[2]Milad Doueihi , “pour un humanisme numérique”, Seuil (2011)
[3]Artefact et genèse instrumentale edutech Wiki - http://edutechwiki.unige.ch/fr/Artefact
 
[4]La faculté virtuelle de droit à Lyon 3, faculté de médecine Toulouse, faculté d’odontologie de Strasbourg, Impérial collège of London, UQAT (Canada)
[5]L’avatuteur – Jean-Paul Moiraud et Jacques Rodet -http://tutvirt.blogspot.fr/search/label/avatuteur
 
« "[Le transmédia est ] un processus par lequel les éléments d’une fiction sont dispersées sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée." – RSLN MAG
 
 
 
[8]Cognition et création sous la direction de Mario Borillo et Jean-Pierre Goulette, Mardaga (2002) – J.A Waterworth, “Conscience, action et conception de l’espace virtuel : relier les technologies de l’information, l’esprit et la créativité humaine
Dernière modification le mercredi, 22 octobre 2014
Moiraud Jean-Paul

Cherche à comprendre quels sont les enjeux des perturbations du temps et de l'espace dans les dispositifs de formation en ligne. J'observe comment nous allons passer du discours théorique sur les bienfaits des modes collaboratifs à l'usage réel. Entre collaboration sublimée et usages individualistes de pouvoir, quelle place pour le numérique ?
 
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