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On avait vu venir le coup. Déjà, le premier rapport si décalé du Conseil national du numérique nous avait mis la puce à l’oreille, en nous proposant d’enseigner l’informatique en mode débranché, sans ordinateur, donc non connecté bien évidemment : « On peut d’ailleurs aussi enseigner la pensée informatique en s’appuyant sur l’informatique “débranchée”, sans ordinateur ». Ce serait bien si certains informaticiens s’arrêtaient de penser, parfois. Tant pis, je l’ai dit !

Le président de la République, sans doute très mal conseillé, comme d’habitude dès qu’il s’agit de numérique éducatif, en avait remis une couche, trouvant sans doute l’idée particulièrement brillante d’apprendre le numérique (ou l’informatique, on ne sait plus !) de manière débranchée : « … on va faire que dans les rythmes scolaires, on puisse apprendre ce que c’est que le codage, c’est-à-dire l’informatique, le numérique… sans qu’il n’y ait besoin d’un ordinateur ». J’avais déjà évoqué l’embrouillamini sémantique, je n’y reviens pas. (1)

Bon, rassurez-vous, l’idée avait fait un flop et il n’était rien sorti de tout cela, fort heureusement. Malgré tout, je suis bien certain que, çà ou là, on enseigne parfois des rudiments approximatifs du code dans des ateliers périscolaires sans aucun matériel ni aucune connexion à l’Internet. Si ça se trouve, il n’y a même pas de projet pédagogique derrière, allez savoir ! Tant mieux alors si ça développe la « pensée informatique » pendant quelques minutes mais je crois que les enfants seraient mieux, dans ces conditions, à faire du théâtre, de la peinture ou à jouer au ballon dehors.

L’idée de la déconnexion qu’on croyait partie nous revient cette fois par la fenêtre. Un professeur imaginatif à défaut d’être innovant nous propose un ENT non connecté à l’Internet ! Quand on imaginait le pire pour l’éducation, jamais on ne pouvait avoir pensé à ça. C’est très tendance, finalement : au diable l’ouverture et l’interdisciplinarité ! Vive la classe cloisonnée !

Comment a-t-on pu en arriver là ?

Beaucoup de bonnes raisons peuvent ainsi expliquer ce qui motive la corporation des débrancheurs-déconnecteurs. La première raison profonde, je n’ai eu de cesse de le répéter ici depuis des mois, c’est la peur. La peur, la vraie, la trouille, l’angoisse, la panique parfois, pour eux d’abord bien sûr mais aussi pour l’idée qu’ils se font de ce que ressentent les autres, à commencer par les enfants, les élèves dont ils ont la charge parfois.

La peur de quoi ? Tout y passe, figurez-vous. On peut, pour s’amuser, laisser libre cours à son imagination et constituer une petite liste à la Prévert :

  • les autres d’abord, les échanges, les partages, les rencontres, les croisements mais d’abord les autres, ce qu’ils sont, ce qu’ils disent, ressentent, expriment… tout ce qui diffuse sur un réseau, sur l’Internet en la matière, le flux ;
  • le pire, le mal, le mauvais qui peut prendre différentes formes selon la sensibilité de chacun, les terroristes, les pédophiles, les négationnistes, les recruteurs, les colonialistes, les harceleurs, les athées, les communistes, les croyants, les étrangers, les marchands, les sportifs, les politiques, les homosexuels, les évolutionnistes, les indépendantistes… ; en fait cet item se confond avec le premier, tous ces gens sont les autres de chacun… ;
  • le risque, l’inconfort, l’inconnu, le déséquilibre, le bouleversement, le changement, l’innovation, la nouveauté… ;
  • les incompétences, réelles ou supposées.

Vous l’avez compris, la très grande majorité de ces peurs sont de purs fantasmes que les médias qui connaissent les ressorts de l’audience et du buzz contribuent à entretenir. Je ne veux pas détailler, je n’en ai pas envie. C’est pourquoi les mesures qui sont en discussion pour que les services de renseignement de ce pays exercent à l’encontre de tous une surveillance généralisée me paraissent complètement disproportionnées, contre-productives et, surtout, attentatoires aux libertés publiques. Si j’étais terroriste ou simple truand, il y a sans doute bien longtemps que j’aurais fui Internet pour me recycler dans l’élevage de pigeons voyageurs. Il n’y a pas plus d’actes déloyaux, délictueux ou criminels sur les réseaux numériques ou Internet, ils bénéficient d’une meilleure exposition, c’est tout. Il est donc bien préférable de les voir, les connaître mieux et en appréhender les mécanismes pour les combattre par tous les moyens d’un État de droit plutôt que de les contraindre au chiffrement ou à l’exil des réseaux numériques.

Internet, vous l’avez remarqué, devient la source de tous les maux. Un adolescent se suicide et il y aura toujours des associations ou même des policiers pour rechercher s’il n’y aurait pas, par hasard, un harceleur en ligne derrière tout ça, même si c’est inexact et comme si le suicide était toujours la conséquence d’une cause unique. Triste arrangement avec la vérité, souvent plus complexe ! D’autres adolescents meurent pour avoir tripoté des produits chimiques dangereux et c’est alors la faute d’Internet, nous explique notre ministre de l’Intérieur :

« Le nombre d’affaires qui se produisent après que des paris ont été pris sur l’espace numérique, ou que des informations ont été collectées (sur Internet) qui conduisent à des actions qui aboutissent à des drames… C’est ça tous les jours »

De tristes sires manient sur les réseaux sociaux ou dans leurs commentaires l’injure, la diffamation, les propos haineux ou racistes et c’est bien sûr la faute du média, nous disent en pleurnichant nos élites qui feraient bien mieux de réfléchir à sanctionner (la Justice) les coupables ou à prévenir (l’Éducation) de tels comportements.

PeurLa peur est la conséquence de l’ignorance ou le moyen de gouverner, ou les deux

L’ignorance est bien sûr la cause principale de cette peur panique qui émeut nos dirigeants. Laure Belot, journaliste du Monde, ne cesse de le démontrer : nos élites, dirigeants politiques tous bords confondus, dirigeants économiques et industriels, sont généralement débordées, déboussolées par le numérique, ne comprennent rien à ce qui se passe et cultivent à son égard une inculture chronique qui les conduit à des replis sur soi, des incapacités à exercer leur raison et donc des décisions conservatrices voire réactionnaires.

Je ne suis pourtant pas dupe. Pour nombre de politiques, faire naître un sentiment de peur et d’incertitude peut être aussi le ressort de l’action publique. Ce n’est pas nouveau et chacun peut tirer à ce point de vue la leçon de l’Histoire : agiter les fantasmes et les drapeaux rouges à toujours conduit les peuples transis à exiger plus de sécurité encore, à aspirer à plus de protection d’un État bouclier. On le voit bien avec la loi en discussion sur le renseignement qui recueille un large assentiment, après les événements de janvier 2015 qui visaient, au-delà des morts de Charlie-Hebdo, à porter des coups à la liberté d’expression et surtout malgré les avertissements et les mises en garde de ceux qui disent que cette loi porte en elle les germes d’atteintes supplémentaires à ces libertés fondamentales.

AnastasieLa déconnexion comme substitut pratique à la censure des contenus

À l’école, dès le début de ce millénaire, en France tout particulièrement parce qu’ailleurs on a souvent procédé autrement, on a oublié tous les bons réflexes d’une bonne éducation aux médias. Plutôt que de s’interroger sur la nature des contenus qui traversent Internet, de travailler à développer le sens critique des élèves confrontés à un pluralisme débridé et de grande ampleur et à la surinformation, plutôt que de contribuer à leur faire acquérir les bons réflexes, les censeurs se sont acharnés à faire fonctionner leurs ciseaux et à priver l’Internet de ce qui est supposé chez lui être moins noble. De toutes façons, ce sont eux qui décident.

J’ai déjà expliqué comment fonctionnait (2), de manière parfois paranoïaque, cette furie moraliste qui contribue, c’est une de ses particularités, à renforcer encore le pouvoir de celui qui prive l’autre d’une partie de ce dont il a besoin. Dans le même temps, les censeurs acquièrent de la considération, eux qui contribuent à décharger — moi j’aurais dit « déresponsabiliser » — le professeur, le référent numérique, le documentaliste, le chef d’établissement… de leurs propres responsabilités en matière de choix éducatifs et pédagogiques.

Mais ça finit par se voir. Et les censeurs finissent maintenant par être montrés du doigt, eux qui empêchent finalement d’enseigner en rond, qui empêchent encore de mettre en œuvre l’éducation aux médias et à l’information, au moment où tout le monde se préoccupe de lui redonner ses lettres de noblesse. Mais j’ai déjà évoqué ce curieux paradoxe. (3)

La censure n’a plus bonne figure. Pourquoi ne pas déconnecter, tout simplement ?

La déconnexion comme substitut à l’absence d’équipement et à la faible connectivité

Je suis persuadé que c’est, par exemple, ce qui a d’emblée motivé l’empressement du Conseil national du numérique. Dans sa hâte compulsive et irraisonnable à promouvoir l’enseignement de l’informatique, de la maternelle à l’Université, conscient de la faiblesse conjuguée de l’équipement et de la connectivité, il a proposé cette solution palliative mais, là encore, terriblement égoïste et déresponsabilisante.

Pourquoi les collectivités feraient-elles l’effort d’équipement nécessaire et de raccordement à l’Internet à haut débit si les élites, supposées être compétentes, leur expliquent que, non, ce n’est pas nécessaire, il n’y a pas urgence, on peut s’en passer ?

Il en va de même pour cet ENT de classe — le mot est bien choisi. Pourquoi s’embêter avec des machines, du câblage actif et passif et un tuyau vers des espaces en ligne là où une seule machine avec un gros disque suffit en classe pour raccorder, via un routeur Wi-Fi, plusieurs tablettes ou smartphones ? L’idée paraît séduisante. Dans les faits, encore une fois, elle manque sérieusement de solidarité et de lien avec les autres disciplines et enseignements et surtout contribue à priver tous les participants des ressources considérables de l’Internet ou des services des collectivités ou de l’État.

Le numérique à l’école, c’est d’abord la connexion, le réseau, le lien, l’Internet, l’humain, le partage

J’ai déjà utilisé cet intertitre dans un autre billet où j’évoquais déjà ces problèmes. Pourquoi est-ce toujours nécessaire de le rappeler ?

« Oui, j’ai l’impression qu’on a oublié que l’Internet a pré-existé au numérique, qu’il lui a apporté le souffle humain et le lien sociétal dont il avait besoin. »

Vous me trouverez toujours là pour rappeler ces principes essentiels. Tout ce qui contribue à fragmenter, comme ce dérisoire ENT ou ces recommandations oiseuses sur une informatique débranchée, me trouvera toujours en travers du chemin. De même bien sûr pour les entreprises stupides de censure massive des contenus, à commencer par les plus pertinents d’entre eux, ou ce qui met des entraves à l’exercice de libertés fondamentales, comme la liberté d’expression qui trouve sur Internet l’occasion historique de son épanouissement

Si on y prend garde, les petits oiseaux, avec notre aide, devraient bien pouvoir réussir à s’envoler.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photos : Salix (Travail personnel) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons//www.flickr.com/photos/42611294@N03/6815325673">WTF!? via photopin (licence) et Bill Kerr via Flickr

1. Le numérique à l’école, c’est d’abord du lien et de l’humain avant d’être de l’outillage ou du codage ! http://www.culture-numerique.fr/?p=2122

2. Chronique de la censure ordinaire en milieu éducatif http://www.culture-numerique.fr/?p=933

3. L’éducation aux médias et à l’information est incompatible avec la censure généralisée du web http://www.culture-numerique.fr/?p=2591

Dernière modification le mardi, 23 juin 2015
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.