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Lors d'une table ronde organisée par les Milkshakers à Bordeaux durant la semaine digitale, j'étais invité à témoigner de mon usage du numérique auprès des enfants. Enfance et numérique, tel était le thème de la discussion et bien évidemment s'est posée la question de la prévention. Comme le rappelait si bien Lorraine Reinsberger des Milkshakers, l'approche frontale a peu de sens et est loin d'être suivie d'efficacité.

 

Enfance et numérique, c'est avant tout leur donner les outils pour comprendre le monde numérique et l'aborder de manière positive et raisonnée. Certes, l'addiction et les comportements à risques existent et je ne me poserai pas dans un monde de bisounours. Mais l'interdit est à mon sens la pire des méthodes.

En 1996, je faisais partie des fondateurs de l'association lilloise Spiritek agissant dans le domaine de la prévention de la toxicomanie en milieu festif.

L'objectif était double : d'une part, combattre les comportements à risques, informer les usagers et les engager dans une démarche de réduction, voire de suppression de la consommation ; d'autre part, défendre la culture de la musique électronique sous toutes ses formes et plus particulièrement le milieu des rave parties dont nous étions pour la plupart tous issus.

Bruit, musique faite par des ordinateurs, musique de drogués, illégale, poussant à la violence… La musique techno et les raves étaient taxées de tous les noms et nombre de complications nous étaient régulièrement servies par divers censeurs sous des prétextes fallacieux. Nous n'avons certes jamais nié les problèmes que pouvaient rencontrer le milieu mais il était particulièrement rageant de voir que tous les maux de la société et de la jeunesse étaient parfois concentrés sur les raves. Certes, il y avait de la drogue mais pas plus que dans les clubs par exemple ou dans d'autres lieux festifs.

Pour organiser les soirées de manière légale, les embûches étaient nombreuses voire insurmontables et il ne fallait pas s'étonner que nous finissions par ne plus demander d'autorisations ou par inventer des stratagèmes pour franchir les obstacles. J'ai bien du organiser quatre ou cinq fois à l'époque mes fiançailles virtuelles avec une amie pour obtenir simplement une salle des fêtes où nous organisions alors une soirée techno digne de ce nom. ;-)

Bref, les interdits étaient là et nous nous en foutions complètement. Spiritek fut par contre la réponse que nous avions trouvée pour montrer aux autorités que cette communauté n'était pas un ramassis de drogués mais bel et bien constituée de nombre de gens responsables, cultivés et ayant juste envie de faire la fête comme il l'entendait. "Il y a les clubs pour cela", nous répondait l'Etat. Mais, quand vous ne trouvez nulle part la musique et l'atmosphère que vous aimez, vous êtes bien forcés d'organiser vos propres événements.

Le discours de Spiritek n'a jamais été un discours fait d'interdits mais beaucoup plus novateur que cela. Il s'agissait d'informer, d'alerter et d'éduquer pour orienter vers des comportements responsables.

Nous aurions pu brandir des immenses panneaux clamant "la drogue, c'est le mal" ; les usagers auraient quand même consommé les produits. Autant alors que notre action porte plus sur un accompagnement et une réduction des risques afin que tout se passe dans les meilleures conditions. Les salles de shoot qui vont ouvrir en région parisienne en sont un très bon exemple.

L'interdit n'est jamais bon et incite même à le dépasser. Force est de constater que, quand on évoque "enfance et numérique", on prône plus souvent l'interdit qu'une réelle éducation des usagers. Et pourtant...

Prenons un petit exemple sur la base d'une histoire bien connue. La Belle au Bois Dormant, ça vous dit quelque chose ? Sinon, petite piqûre de rappel :

À l’occasion du baptême de la princesse, le roi et la reine organisent une fête somptueuse, invitant famille, amis et sept fées marraines (ou trois fées selon les versions) bienveillantes de l'enfant. Chacune d'elles offre un don à la princesse : beauté, grâce, etc. Brusquement une vieille fée, qui n’a pas été invitée, se présente et lance à la princesse un charme mortel : la princesse se piquera le doigt sur le fuseau d'un rouet et en mourra. Heureusement, une des jeunes fées marraines qui s'était cachée pour parler en dernier atténue la malédiction : « Au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera 100 ans, au terme desquels le fils d’un roi viendra la réveiller ».

Pour protéger sa fille, le roi fait immédiatement interdire de filer au fuseau ou d’avoir un fuseau sous peine de mort. Pourtant, vers ses quinze ans, dans une partie reculée du château, la princesse découvre une vieille fileuse qui ne connait pas l’interdiction. Elle se pique aussitôt au fuseau et s’endort, en même temps que tous les habitants du château. Au cours des ans, celui-ci est recouvert de végétation. Il n’est redécouvert qu’après 100 ans, lorsqu’un fils de roi y pénètre et réveille la princesse. (Source : Wikipédia)

Bref, remettons dans le contexte actuel.

La sorcière n'est pas invitée au baptême. Vexée, elle lâche un méchant virus sur le système en prévenant qu'un de ces quatre, la princesse va installer sans y faire attention un malware au travers par exemple d'un jeu vidéo en flash, d'une extension du navigateur ou d'une énième barre des tâches dans Internet Explorer.

Le roi passe un coup de fil à la Corée du Nord et à la Chine, blinde son système, établit des procédures de surveillance et édicte des lois inefficaces sur le long terme et surtout liberticides. (Bizarrement, j'ai l'impression que cela fait écho à des tas de choses, cette version...) La princesse, en surfant sur Royaumebook, finit par sympathiser avec le profil de Bogoss59 "parce qu'il est trop craquant", et qui, peu de temps après, lui demande de lui envoyer de l'argent car il est coincé en Côte d'Ivoire avec sa mère malade. La princesse s'exécute. Il la remercie en lui envoyant un gif animé de Nyancat et un plugin génial pour son rouet connecté (ou brodeuse numérique) dans un mail tout plein d'images trop choupi de chatons. Pas de bol... Derrière Bogoss59 se cache la vieille sorcière et le plugin génial n'est pas un plugin génial mais une copie améliorée de Stuxnet avec une pincée de Locky. Bref, c'est le gros b..., pardon, la panique dans tout le royaume.

(Et ça pourrait être pire si elle avait rencontré Bogoss59 mais je n'ai pas l'intention de faire dans le gore...)

Passons maintenant à la version que je préfère (et que je préconise).

Je vous épargne le rappel des faits : baptême, sorcière pas contente "tu vas voir ton système comment je vais te le flinguer !", blindage sécuritaire des serveurs mais... Une fois la princesse en âge de comprendre un peu l'informatique, le roi lui offre son premier ordinateur (sous Linux Mint ! ;-) ), lui donne quelques manuels et entame son éducation par un vibrant "ma fille, faut qu'on cause". La princesse apprend à programmer avec Scratch, passe ensuite au Python, fait ses dictées en LaTeX, développe son site avec HTML5 tout en tâtant un peu de Ruby.

En parcourant les forums dédiés, la princesse apprend énormément de choses sur la sécurité, les faux profils et le fonctionnement des malwares. Dans un fablab, elle découvre la broderie numérique qui devient sa passion qu'elle complète avec la programmation d'un Lilypad, l'équivalent d'un Arduino mais dédié au textile.

Lorsque Bogoss59 entre en contact avec elle, elle fait immédiatement une recherche d'images et se rend compte de la supercherie. Elle n'en continue pas moins à converser avec lui, histoire de le traquer sur les réseaux, lorsque, poussé dans ses retranchements, l'histoire de la Côte d'Ivoire ayant magistralement foiré, la princesse ayant proposé de payer en bitcoins, bogoss59 lui envoie le plugin génial qu'elle n'exécute pas mais étudie dans une sandbox, toute contente d'avoir récupéré une copie de Stuxnet à peu de frais (copie qu'elle va pouvoir refiler aux services de contre-espionnage de son père). Dans tous les cas, même sans toutes ces connaissances, la princesse a lu le manuel de sa brodeuse numérique et elle se rend bien compte que le plugin ne peut pas fonctionner.

La morale ? Éduquer ou interdire ;-) ?

Dernière modification le samedi, 10 juin 2017
Cauche Jean-François

Docteur en Histoire Médiévale et Sciences de l’Information. Consultant-formateur-animateur en usages innovants. Membre du Conseil d'Administration de l'An@é.