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prédiction, incertitude, singularité et dissociation
Notre époque de bouleversements multiplie les inductions statistiques, les algorithmes créatifs, les déductions futuristes, les techno-prophéties, théorise les catastrophes et les logiques floues, modélise le chaos, invoque les singularités et n’en peut plus, dans son immense anxiété, de tenter de prévoir le futur. Hypnoptisée par le principe d’incertitude d’Heisenberg, elle s’épanche en monstres de jeux vidéo, romance les apocalypses, scénarise les mutations biologiques et les dérives de la matrice. 
L’être, l’étant, l’existant, le probable entrent en collision avec l’impensable, qui pourrait nous imposer sa loi. Bref nous revoilà en pleine métaphysique, mais déjeantée, raisonnant sa déraison et hypostasiant ses peurs biocosmogoniques en enfers mythiques. Nous pensons être happés par des spirales, des vortex, des accélérations plus puissantes que nous. Nous craignons d’être rapidement confrontés en temps réel à ces immenses menaces, où une élite posthumaniste croit plutôt percevoir le mur du futur, aussi mystérieux que les trous noirs des espaces sidéraux, mais dont ils nous annoncent les nouvelles promesses. Nous cherchons fébrilement les joysticks de notre grand combat final.

Dans ces dérives métaphysiques à grand spectacle, dont la peur numérique de l’An 2000 nous a récemment donné l’exemple délirant, il ne faut pas s’étonner de reconnaître de nouvelles déclinaisons de nos peurs primitives face à la noirceur archaïque de la nuit. Nous sommes plongés dans un nouveau moyen-âge, celui que secrète paradoxalement notre soudaine puissance technoscientifique. Et ce sont bien les gourous du numérique qui en agitent les épouvantails. Allons-nous devoir choisir entre les enfers et le paradis du numérique ? Les prédictions varient selon les chamans algorithmiques.

Ce n’est pas sans un malin plaisir que je vais remettre les choses à plat. Sans ressasser les débats éculés sur le hasard et la nécessité, ni pérorer sur les modélisations très légitimes et pertinentes qu’étudient les spécialistes des catastrophes, ou sur les calculs de risque dont les compagnies d’assurances sont devenues les champions toutes catégories, je donnerai plus d’attention au « mur de la singularité » dont on nous reparle sans cesse, et qui a même donné lieu en 2008 à la fondation d’une Université de la Singularité, bien sûr en Californie, financée par des déesses du cybermonde et de la finance : Google, Nokia, Cisco, Autodesk et la NASA. La singularité n’est qu’un mot-écran désignant notre incapacité à penser rationnellement la peur ou la rédemption du futur. Cette singularité reculerait devant nos pas comme l’arc-en-ciel, si l’ingénuité positiviste de Ray Kurzweil n’avait pas déduit de la loi de Moore sa date, évidemment prochaine, en 2026. En termes de mathématiques, ce concept de singularité désigne depuis plus d’un demi-siècle une limite de nos arabesques programmatiques, au-delà de laquelle Alan Turing, Irving John Good ou Carl Sagan jugeaient devoir rendre les armes, tant les complexités des calculs de plus en plus abstraits les dépassaient et aboutissaient hors de toute préhension réelle.

Mais du point de vue métaphysique – car ce concept en relève évidemment -, la singularité n’est qu’un fantasme sur lequel fabuler sans restriction, ou un simple lieu-commun qui s’énonce clairement comme suit : nous sommes incapables de penser le futur au-delà des limites de notre cerveau et de nos connaissances.
Tous ces concepts métaphysiques n’ont rien de commun avec la théorie de la divergence. La divergence est humaine. Elle n’est ni cosmologique, ni déterministe, ni mathématique, ni prédictible. Bien sûr, elle ne repose pas sur un algorithme prédictif, puisque elle rompt précisément avec toute programmation, toute simulation. On ne saurait introduire le concept de divergence dans les modélisations météorologiques, économiques ou autres : elle s’écarte des modèles établis etpar définition même, elle n’est pas modélisable.

La divergence naît d’une volonté humaine, d’un rejet, voire d’une rébellion, et d’un engagement aventureux, qui n’exclut cependant pas les hasards du bricolage et des tâtonnements. Son interprétation déterministe ne peut s’énoncer, éventuellement, qu’après-coup, jamais avant. Et elle inclut à tout coup le risque humain, individuel et collectif. Elle est une aventure créatrice de ce qui n’est pas encore pensé clairement et distinctement, et encore moins démontrable a priori. Elle explicite une dysfonction du système établi. Un exemple, un seul, mais séduisant, pour illustrer clairement ces propos : l’invention de l’impressionnisme.

La divergence est l’exemple même du principe d’incertitude de Heisenberg.
 
Hervé Fischer
Article initialement publié sur mon site:http://blog.oinm.org/
Dernière modification le vendredi, 03 octobre 2014
Fischer Hervé

Artiste-philosophe, né à Paris, France, en 1941. Double nationalité, canadienne et française. Hervé Fischer est ancien élève de l'École Normale Supérieure (rue d'Ulm, Paris, 1964). Il a consacré sa maîtrise à la philosophie politique de Spinoza (sous la direction de Raymond Aron), et sa thèse de doctorat à la sociologie de la couleur (Université du Québec à Montréal). Pendant de nombreuses années il a enseigné la sociologie de la culture et de la communication à la Sorbonne-Paris V (Maître de conférences en 1981). A Paris il a aussi été professeur à l'École nationale Supérieure des Arts décoratifs (1969-1980). On lui doit de nombreux articles spécialisés, participations à des ouvrages collectifs et conférences dans le domaine des arts, de la science et de la technologie, en rapport avec la société. Parallèlement il a mené une carrière d'artiste multimédia. Fondateur de l'art sociologique (1971), il a été l'initiateur de projets de participation populaire avec la radio, la presse et la télévision dans de nombreux pays d'Europe et d'Amérique latine, avant de venir s'installer au Québec au début des années 80.