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Les controverses scientifiques ne doivent rien aux controverses éducatives de la vie ordinaire ! On pourrait être tenté de rapprocher les deux façons de faire controverse dans des milieux qui n’ont rien à voir en s’appuyant sur ce qui fait lien : l’autorité.

   Plusieurs éléments tendent à nous donner raison, en particulier autour du développement des usages du numérique. D’un coté le débat « scientifique » autour du rapport l’enfant et les écrans nous rappelle que la controverse est essentielle à la réflexion.

D’autre part la question du rôle de l’enseignant dans un monde envahi par le numérique invite à réfléchir sur les formes de l’institution scolaires et ce qu’elles génèrent au quotidien. Enfin, évoqué par Olivier Rollot dans le livre qu’il a publié sur la génération Y (PUF 2012), la gestion par les parents de la construction du rapport au monde pour leurs enfants est de plus en plus bousculée, dans ses formes traditionnelles par cette « fenêtre sur cour » qu’offrent les écrans et plus généralement le numérique et donc par l’influence que cela a sur l’autorité parentale

 

Dans la science, dans la classe, à la maison, qui a l’autorité de la parole ? Quelle parole est reconnue comme autorité ?

Les enquêtes sur la question de la crédibilité des supports d’information montrent que les médias de masse ont une forte crédibilité. Il suffit de débattre avec n’importe quel groupe social d’un problème général de la société pour voir surgir le « vu à la télé », le « entendu à la radio », le « lu sur Internet » etc… Dans les établissements scolaires comme dans les universités, on entend souvent déplorer l’attitude des élèves et des étudiants utilisant un ordinateur connecté pendant le cours. Ainsi l’autorité de la conduite de l’activité dans la salle de classe, dans l’amphi est-elle progressivement questionnée, mais sans l’avouer véritablement. Car c’est un étonnement constant de voir des personnes déplorer l’attitude des jeunes sans aborder en même temps la question du déplacement de l’autorité, comme si celle-ci était immuable.

 

Aborder dans une institution, globale ou locale, la question de l’autorité, c’est aussi questionner la légitimité même de l’institution, son existence ou son mode de fonctionnement.

Les journalistes ont bien compris cette question que pose le Net et tentent de garder leur légitimité de plusieurs manières, dont, entre autres, en adoptant les manières de faire de ceux qui, par leur action mettent leur autorité en péril. L’enseignant dans sa classe peut avoir deux tentations extrêmes : l’adoption des codes de ceux auxquels il enseigne ou au contraire refuser ces codes pour conserver exclusivement les siens. Entre ces deux extrêmes il y a bien sûr de nombreuses autres possibilités, mais toutes tentent de trouver des zones d’équilibre à l’autorité d’une parole. Mais la particularité de ces deux exemples est la dissymétrie constitutionnelle : le journaliste est en amont, tout comme l’enseignant du contenu délivré et donc de l’autorité sur ce contenu.

 

Dans le cas de la controverse scientifique, les choses sont différentes, car les pairs d’affrontent à coup d’arguments considérés comme scientifique auxquels il convient d’ajouter la légitimité statutaire des auteurs. Il n’est pas rare, sur des forums, des listes de discussion, des signatures de mail, des cartes de visite, de lire une liste impressionnante de titres, statuts activités, qui toutes tendent à légitimer celui qui parle et pas seulement à le situer. Cette manière de faire, montrer tous ses titres est une arme de légitimation autant pour soi (je me sens légitime dans ce que je dis) que pour les autres (je suis légitime à leurs yeux du fait même de ma position sociale). Les scientifiques sont normalement habitués à ces confrontations, car c’est l’objet même de leur travail que de faire évoluer les savoirs en les discutant, de préférence preuve à l’appui. Malheureusement l’humain reste l’humain et parfois il y a des dérapages (cf. cet enseignant déboussolé par le succès et bidonnant ses statistiques). Du coup la suspicion s’installe et arrive alors la psychologie de la victime et du complot, souvent associé à un sentiment intime de persécution (pas pathologique, a priori).

 

L’élève, l’étudiant, le jeune, entendent les adultes, leurs parents, leurs enseignants porter aussi eux-mêmes cette contestation de l’autorité de la parole de l’autre. L’enfant a tendance à reproduire (imiter ?) d’abord le discours des adultes qui l’éduquent avant de le mettre en question, non seulement pour s’en affranchir, mais parce que comme tout adulte, le jeune en développement tient à prendre sa place, et la contestation de l’autorité en fait partie. Au lieu de contester violemment, les silencieux contestent avec des pratiques personnelles qui leur permettent, sans risque, de mener cette opposition.

L’anonymat sur le web a fourni un moyen supplémentaire pour cela, qui vient s’ajouter aux pratiques intimes des écrans (l’écran dans le lit). Les jeunes ont bien compris que pour l’instant l’autorité de la parole passe par encore par le statut (le diplôme, le travail). Aussi ils investissent d’autres espaces, les leurs, dont certains prennent parfois autorité dans le monde adulte, l’inversion générationnelle se caractérisant par l’adoption par les adultes de comportements développés socialement d’abord par les jeunes comme le SMS (traduit aussi sur Internet par twitter, moins fréquenté par les jeunes que par les adultes)…

 

Parmi les comportements observés, on peut tenter de faire une typologie des comportements, en ligne, de parole et d’autorité.

L’intérêt de cette typologie est de proposer chacun une grille de lecture des comportements et ainsi de réfléchir aux évolutions possibles et se situer personnellement. L’autre intérêt est aussi de remettre à leur juste place les formes d’expression choisies. Michel Tardy écrivait en 1966 que les pédagogues (entendu ici comme les enseignants) : » Cousin germain du critique, le pédagogue (l’enseignant) appartient souvent à la famille des improductifs, dans la mesure où il ne fait que diffuser des connaissances, quand il ne les dégrade pas, et où il se contente de proposer des jugements sommaires » (le professeur et les images, PUF 1966, p.122). Dans la même ligne de réflexion, l’esprit critique, ou la mise à distance, ou encore le rapport aux informations et aux sources, ne peuvent se satisfaire, pour les enseignants d’abord et par rebond pour les élèves de discours sur, de discours à propos. Certains auteurs proposeront ensuite de développer « le discours par » ou « le discours avec » afin de ne pas en rester à une extériorité distante, quasiment « étrangère ».

 

Le professionnel de l’expression (payé pour)
Journaliste, auteur, chercheur (voire savant), rapporteur, professeur, c’est un professionnel autorisé par son statut. La parole tenue est a priori respectée, d’autant plus que c’est par lui (elle) que l’on doit passer pour accéder à la parole. Il est mis en difficulté dès lors que son statut ne le protège plus. Or avec le numérique, c’est ce qui semble se développer. Contournant les autorités relais, il met en cause les personnels de ces institutions.

 

Le productif qui s’exprime sur le web (votre serviteur, par exemple)
Amateur, militant, passionné, en s’exprimant sur des espaces qu’il s’est ouvert personnellement, même parfois en lien avec un support d’expression qui offre cette possibilité, qu’il ait ou non accès aux circuits officiels d’autorisation, il pense qu’il a quelque chose à exprimer, donc à offrir, voire à partager avec ceux qui le souhaitent. Son souci est parfois passé du simple partage à la volonté de reconnaissance ou de popularité. Plusieurs formes existent donc qui mériteraient chacune des approfondissements.


Le commentateur
Amateur, ou simple visiteur, le commentateur est quelqu’un qui écrit en réaction. C’est souvent un « enrichisseur » de contenus, et parfois un polémiqueur professionnel. Commenter en ligne est une attitude qui permet aussi de profiter d’une popularité existante (celle de l’auteur initial) pour la partager. L’autorité du commentateur est un objet de débat allant parfois jusqu’au rejet lorsqu’il tente de « coloniser » pour lui cette autorité parfois par la violence verbale.

 

Le relayeur/curateur
Apparu récemment par le développement des sites de relais (réseaux sociaux, curation et autre site de favoris), ce type d’attitude n’est pas vraiment nouveau. Les pages web qui s’enrichissaient de favoris (cartables.net par exemple) et qui les partageaient relayaient ainsi les adresses de site et augmentaient ainsi la popularité initiale. C’est cette idée qui a fourni la base de l’algorithme du moteur de recherche le plus connu. Cette société a bien compris qu’il fallait choisir une forme d’autorité facilement repérable, les relayeurs curateurs, à l’instar des citations scientifiques en ont fourni une sorte de modèle initial.

 

Le contemplateur
C’est celui qui fournit le nombre de visiteurs sur un site. Mais c’est surtout dans la population des contemplateurs que l’on trouve la « majorité silencieuse ». Ce type d’attitude est celui de ceux et celles qui mettent à profit le travail des autres en le réutilisant et en légitimant, par leurs visites, l’auteur. Attention, toutefois cela fourni aussi un indice, la popularité externe qui est trompeur. Le nombre de « clics de souris » ne signifie pas leur qualité, et donc leur pertinence.

 

L’ignorant
Autre membre de la « majorité silencieuse », c’est le non usager, le non lecteur. De plus en plus rare du fait de la généralisation des accès au web, quasi inconnu parmi les moins de 35 ans de nos sociétés, ce n’est pas pour autant quelqu’un à négliger. Il illustre surtout la question de savoir si l’on peut vivre sans aujourd’hui. Parmi cette catégorie, plusieurs profils existent, du plus radical au presqu’utilisateur. L’autorité de celui qui s’exprime passe, pour cette catégorie par d’autres vecteurs. C’est entre autre la concurrence toujours vive des médias de masse passifs, les médias de flux qui emporte leurs suffrages. Ils sont ces spectateurs dénombrés chaque jour par les instituts de sondage. Contrairement à Internet, ils existent bien que ne faisant rien d’autre que de laisser le téléviseur en fonctionnement. Ils fournissent à ces médias (journaux, radios, télévisions principalement) leur légitimité et donc leur autorité. Impossible de savoir, au delà des conduites d’achat (quand elles sont mesurables) ce qu’ils font de ce à quoi ils accèdent.

 

Si tout le monde peut devenir productif, tout le monde ne le devient pas… c’est aussi un autre aspect de la question de l’autorité de la parole. Internet autorise, mais si chacun de nous ne s’autorise pas, rien ne changera. Or le premier lieu dans lequel on peut faire évoluer cette situation est l’établissement scolaire, deuxième lieu d’autorité après la famille (autorité parentale). Pour l’instant, au plan institutionnel ils sont très rares ceux (les établissements scolaires) qui inscrivent cette culture de l’auteur au coeur de leur projet. Ce sont bien davantage des initiatives individuelles qui sont souvent médiatisées mais qui ne doivent pas cacher la réalité : l’éducation à l’autorisation d’écrire et/ou de s’exprimer aussi en multimédia est encore à construire. Or nombre de jeunes, voire de très jeunes sont déjà bien actifs pour la fabrication de petites vidéos ou de petits documents multimédias qu’ils déposent (parfois clandestinement) sur le web. Certes ce n’est pas l’écrit (et sa noblesse d’autorité), mais cela montre qu’un mouvement se fait petit à petit par lequel d’une possibilité peu exploitée, émerge progressivement une pratique culturelle ordinaire. Cela va prendre du temps.

 

Prendre la parole est probablement l’une des révolutions à venir à l’ère du numérique. A moins que les « autorités en place » élaborent des stratégies pour les freiner. Elles sont déjà en place par la stigmatisation générationnelle, elle pourrait prendre d’autres formes plus dures avec des systèmes de défenses et de surveillance qui pourraient étouffer l’envie de prendre parole. Dans ce domaine l’histoire des sociétés est féconde en exemples.

 

A suivre et à débattre

Publié sur le site : Veille et analyse TICE

 
Ajout : Photo JRBrousse photothèque An@é
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.