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« Elaborer l’éthique du numérique éducatif : Un défi collectif » Des questions de géopolitique, de droit fondamental et de rapport public/privé. Tel était, en novembre 2022 l'évènement de réflexion éthique de la CNIL "Air 2022". Voici le cinquième article : L’établissement d’enseignement : Entre Scolarisation, Education, Démocratie qui succède aux quatre précédents :  Article 1 : Aspects géopolitiques et rapports public/privé, Elaborer l'éthique du numérique, un défi collectif, Article 2 : Protection des mineurs.es : leurs paroles ? Article 3 : De « l’objet usuel connecté » au « bien social ».  Article 4, Objets usuels connectés, un bien social collectif. Scolaires responsables - actes des adultes

L’établissement d’enseignement : Entre Scolarisation, Education, Démocratie.

Michelle Laurissergues conclut dans l’article « Penser collectivement l’éducation dans une société numérique » en proposant une orientation précise des politiques éducatives : « Restent posées les questions des temps de l’école, des articulations avec le tissu associatif et culturel car de facto la culture n’est pas accessible à tous... Une refonte globale des temps éducatifs où l’inclusion effective des élèves et des parents passe certainement par une autre organisation de l'école. »[1]

Si cette réflexion peut faire penser aux propositions de l’Inspecteur Général Treffel de 1971[2] pour l’établissement scolaire, Michelle Laurissergues ouvre le débat sur l’ensemble local des forces éducatives et situe sa réflexion dans le contexte du développement de la société numérique du  21ème siècle ; elle  donne la parole aux différents acteurs de  « tous les dispositifs, tous les outils, tous ces réseaux disparates issues de la sphère publique et de la sphère privée avec pour objectif majeur la formation des jeunes »

Au regard de l’ensemble de ces dispositifs, la prise en compte de « la parole libérée et collective des enfants et des adolescents.es sur les usages sociaux » donne à l’adulte une autre place dans le système local d’éducation ; la parole libérée des scolaires se substitue à la parole dominante des adultes qui transmettent des connaissances instituées pendant un temps déterminé.

« Au vu de l’importance que prennent les objets connectés dans le quotidien »[3], ce temps est celui des échanges des scolaires sur les usages des objets usuels connectés. Il se distingue de celui consacré à l’espace numérique de travail (ENT) dans les établissements scolaires.

Il est important de souligner qu’il s’agit de deux finalités bien distinctes.

L’une est la mise à disposition d’un service dont les fonctions sont sous la responsabilité d’une administration. L’objectif est de mettre à la disposition d’individus dans « un cadre de confiance défini par un schéma directeur », un lieu « d'échange et de collaboration entre ses usagers, et avec d'autres communautés en relation avec l'école l'établissement »[4].

L’autre est un lieu et un temps d’échange entre élèves sur tous les usages des objets connectés, sa finalité est de construire un discours collectif à partir de paroles individuelles. Le regard de l’administration est absent, la responsabilité appartient à deux intervenants.

Ce détour par une confrontation des deux modèles éducatifs qui traitent de l’utilisation des objets connectés est indispensable, il met en évidence que les intervenants doivent donner des garanties à l’établissement d’accueil tant au niveau de leur qualification qu’à celui de leur responsabilité civile professionnelle.

Capital symbolique et Capital économique partagés.

En accueillant ce temps de paroles libérées des élèves, le chef d’établissement engage sa responsabilité non seulement au sein de son administration mais aussi auprès de l’ensemble des partie prenantes, les collectivités locales qui partagent avec l’Etat une partie des responsabilités, les associations de parents d’élèves, les représentants institutionnels des personnels, les enseignants représentant des pédagogies et des didactiques disciplinaires.

Le chef d’établissement dirige une institution publique qui possède un cadre législatif et une programmation scolaire qui s’attachent à transmettre des connaissances instituées par la décision politique et certifiées par des collèges scientifiques, il ne peut sans garantie institutionnelle accepter l’intrusion d’une conception éducative qui échappe au contrôle administratif.

Ce constat nécessite un regard sur le capital symbolique et sur le capital économique que représente ce type d’action.

Le capital symbolique est la reconnaissance d’une autre approche de l’éducation que celle de l’enseignement par la communauté de l’établissement scolaire dans son ensemble. Elle analyse la fonction des usages sociaux dans les processus éducatifs dont celui des objets connectés est un exemple.

D’un côté, l’adulte transmet une connaissance instituée à des élèves au sein d’un établissement public où un contrôle administratif existe sur les contenus des enseignements et le comportement du personnel de l’établissement.

De l’autre, des enfants et des adolescents.es construisent collectivement des connaissances sur leurs usages des objets connectés et sur ceux de leur environnement en présence d’intervenants et d’intervenantes.

Ces intervenants et ces intervenantes qui ont en charge la régulation de ces groupes de parole, ne font pas partie du personnel du Ministère de l’Education Nationale et sont les garants que les paroles individuelles des élèves ne devront donner lieu à aucune diffusion en dehors du temps de l’échange ; l’information sur le travail du groupe est un discours collectif anonyme.

Le capital économique est la reconnaissance de la valeur du travail des intervenants dans les missions d’éducation au sein de l’établissement scolaire.

Dans ces conditions, les intervenants et les intervenantes ne peuvent seuls.es assurer la confiance faite par le responsable de l’établissement d’accueil, ils et elles doivent être membres d’une institution qui est la garantie éthique, juridique et professionnelle des valeurs de l’intervention.

Cette institution est un lieu de travail où les retours d’expérience des intervenants et des intervenantes structurent une formation collective et où le dynamisme propre aux débats suscités définisse la finalité qui est exposée aux différents acteurs responsables de l’établissement contractant.

Elle est le garant du capital économique investi par l’établissement d’accueil : la rétribution des intervenants et intervenantes, la mise en place de concertations avec les différents acteurs de l’établissement, l’ajustement d’une programmation tant au niveau des groupes de scolaires concernés qu’à ceux des espaces inscrits dans les emplois du temps.

Quelle préparation à la démocratie et à un Etat de droit ?

Ce processus éducatif, « la parole libérée et collective des enfants et adolescents.es sur les usages sociaux » donne lieu à des expérimentations diversifiées au cours de la seconde moitié du vingtième siècle dans les établissements scolaires. Il est toujours reconnu comme partie du système de l’enseignement public et de l’éducation.

Sa finalité est de donner la possibilité aux scolaires de s’exprimer librement en préservant leur anonymat par la présence d’intervenants.es : ces paroles sont à la base du discours collectif qui traite des impacts des usages sur leur vie sociale.

Elle ne doit pas se limiter au cas de cette étude qui est une suite au colloque organisé par la CNIL[5], elle a concerné pour exemples, « la socialisation des élèves »[6], « l’interprétation des images et des sons par élèves », avec l’arrivée de leur diffusion sur de multiples supports[7]-[8].

Elle a donné lieu à la conception architecturale de « forums » et de « salles polyvalentes » dans l’enceinte des établissements scolaires[9].

Des priorités fixées par la Commission Nationale du Débat Public[10] telles que « Favoriser le travail par groupes de pairs » et « veiller à ce que les méthodes participatives soient adaptées et inclusives afin de ne pas reproduire les barrières existantes dans l’accès aux enceintes de décision » sont présentes dans ce processus.

La procédure met en place des groupes de pairs, elle centre l’intervention sur des méthodes adaptées suivant l’âge des scolaires. Elle est inclusive puisque toute parole est égale et demeure la propriété de chacun et qu’elle trouve sa place dans le discours collectif représentatif des propositions et des controverses.

Dans cette procédure, chacun a sa place parmi ses pairs, il participe au débat sans crainte de sanctions ou d’appréciation de valeurs en dehors du groupe et avec l’assurance que la rédaction du discours collectif retiendra les usages dont il a fait part.

Cet acte collectif est un élément qui introduit la participation des scolaires à la décision non pas simplement sur la didactique des disciplines académiques mais aussi sur les orientations éducatives de l’établissement.

Comment ces dispositifs préparent-ils les scolaires à une éducation qui permet de participer activement à la vie sociale dans un Etat de droit démocratique et à recevoir un enseignement qui donne les arguments nécessaires au débat politique ?

L’élaboration du discours collectif met en place au moins trois processus de socialisation dont la régulation appartient aux intervenants.es.

Le premier concerne la prise de conscience progressive de la nécessité de la tolérance, de l’empathie vis à vis de l’autre et des autres, du contrôle de soi. Il traite des relations entre pairs.[11]

Le second est l’acquisition d’une confiance en soi qui évite une identification aux adultes dans les relations sociales mais favorise un rapport direct et collectif aux usages des objets usuels connectés.

Le troisième est la compréhension de la place des connaissances disciplinaires transmises par les adultes dans leurs usages des objets connectés. Ainsi, il s’attache à rendre compréhensible par les jeunes la place des adultes.

Ce temps partagé par les scolaires est un vécu collectif, il permet la production d’un discours qui autorise une participation à la prise de décision : en cela, il est possible d’y trouver une éducation à la démocratie qui organise la vie sociale en acceptant la controverse et en reconnaissant la valeur de toutes propositions.

Il est aussi la découverte que les prises de parole individuelles pour devenir un discours collectif sécrètent la nécessité de normes au fur et à mesure de l’avancée des partages d’informations et des débats contradictoires. Ces normes ont pour objet de transmettre l’intégrité des consensus et des dissensus présents lors des débats.

Ces normes donnent du sens aux disciplines académiques ; les usages sociaux des objets connectés sont des globalités porteuses des différentes disciplines académiques : chaque discipline traite d’une partie de cette globalité qu’elle représente.

Si le processus de « la parole libérée et collective des enfants et des adolescents.es sur les usages sociaux » privilégie une éducation ascendante, du savoir des scolaires vers les enseignements académiques.

Il crée un espace démocratique de reconnaissance des jeunes entre eux et avec les adultes.

Il fait prendre conscience des normes nécessaires à la communication comme les présente par exemple la linguistique et de celles explicatives de l’organisation de la vie sociale qui, parmi d’autres disciplines, sont des objets d’étude de la philosophie, des sciences juridiques, politiques, sociologiques et anthropologiques.

Alain Jeannel


[1] https://modco.fr/modco-chez-educavox/

[2] La note du Ministère du 20 décembre 1971 concerne la construction d’un établissement expérimental, elle est accompagnée d’une note de l’Inspecteur Général Treffel cité dans :

https://www.educavox.fr/accueil/debats/objets-usuels-connectes-un-bien-social-collectif-scolaires-responsables-actes-des-adultes-art-4

[3]https://www.educavox.fr/formation/analyse/de-l-objet-usuel-connecte-au-bien-social

[4] https://www.debatpublic.fr/organisation-de-la-cndp-690

[5] « Elaborer l’éthique du numérique éducatif : un défi collectif »Elaborer l’éthique du numérique éducatif : un défi collectif » CNIL Air 2022.

[6] « Une intervention au long court depuis 1984 : l’apprentissage de l’expression collective des élèves dans 150 classes », in Gérard Mendel, La société n’est pas une famille,  La découverte, 1992, pp 85 à100.

[7] Expérimentation Initiation à la Culture Audio-visuelle, ICAV, CNDP CRDP de Bordeaux, », Alain Jeannel Odile Avèque, Processus de verbalisation des informations audio-visuelles, Messages, 1977. Alain Jeannel, « La verbalisation : Le texte, communication audio-visuelle en éducation », Média 65 SEVPEN, Paris.

[8] Dossiers de la RTS : Présentation de l’action 1979-80, Série télévisuelle « Environnement Audio-Visuel et Communication » diffusion TF1, 1975.

[9] Raynal Cécile, « Le collège expérimental audio-visuel de Marly le Roi, conférence in Eureka : inventer, découvrir, innover, le 05 2017.

[10] https://www.debatpublic.fr/organisation-de-la-cndp-690

[11] Pensons au thème du harcèlement scolaire.

Dernière modification le vendredi, 30 juin 2023
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.