fil-educavox-color1

Par Isabelle Martin, Déléguée académique à l'éducation aux médias d'information de l'académie de Bordeaux. Intervention assurée le 10 avril 2019 à la mairie d’Agen dans le cadre de la conférence-débat " Entre médias et réseaux sociaux, les parcours d’information des citoyens " (1), proposée durant la Semaine du numérique (Maif numérique Tour, en collaboration avec Villes internet).(*https://www.educavox.fr/alaune/entre-medias-et-reseaux-sociaux-les-parcours-d-information-des-citoyens)

Dans le paysage informationnel foisonnant et protéïforme qui est le nôtre, le développement de l’éducation aux médias et à l’information est un enjeu majeur. C’est la solution durable pour lutter contre la désinformation ! Vous me permettrez donc de recentrer le propos sur l’EMI qui n’est qu’un des moyens de développer l’esprit critique des enfants mais qui est " le " moyen de s’y retrouver et de mettre de l’ordre quand il s’agit d’information ou de désinformation.

Rapide historique de l’EMI en milieu scolaire

Pour comprendre l’accélération que nous avons vécue en matière d’éducation aux médias ces quinze dernières années, il est important de savoir d’où l’on part et quel fut le contexte passé de ses praticiens.

C’est en septembre 1976, que René Haby (2), ministre de l’éducation nationale demande à l’inspection générale d’"ouvrir l’école aux réalités du monde moderne " (…) ce qui « implique d’adjoindre à l’utilisation des instruments pédagogiques traditionnels celle de la presse sous forme écrite ou qu’elle utilise les moyens audiovisuels ». Avant cette date, en effet, l’enseignant qui introduisait la presse et les médias d’information dans sa classe était passible de sanctions disciplinaires. C’est important de s’en souvenir.

Il faut cependant attendre 1983, pour que le CLEMI (3) service dédié à l’éducation aux médias d’information (EAM à l’époque) soit créé. Pendant une décennie, l’éducation aux médias est une éducation aux médias d’information, qu’il s’agisse de presse écrite, de radio ou de télévision. À cette époque donc, les contenus étudiés sont produits essentiellement par des journalistes professionnels et la question de la fiabilité et de la source se pose dans d’autres termes qu’aujourd’hui.

Il faudra attendre le début des années quatre-vingt-dix pour que l’information au format numérique apparaisse. C’est l’époque où les médias d’information professionnels développent leur site web (le premier site du quotidien régional Sud-Ouest, par exemple, date de 1996 (4), comme celui du Monde). Rappelons-nous que le web est à cette époque une interface à laquelle on accède via un modem à la connexion parfois longue et bruyante et que les abonnements souscrits y sont limités souvent à une heure par mois. Il est difficile de faire comprendre cela à nos élèves. Ces derniers sont, en effet, dans la culture de l’illimité et du gratuit depuis leur naissance, même si ce dernier point a de chères contreparties en terme d’exploitation de leurs données personnelles !

Le web des années 90 propose une information statique dans sa première version (Web 1). Les webmestres mettent des contenus en ligne mais le lecteur n’y accède qu’en mode consultation. Il faudra attendre dix ans encore pour interagir avec les contenus postés, ce que permettra le Web 2.0 dont la caractéristique est d’être social et collaboratif !

Facebook apparaît dans ce contexte en 2004, You Tube en 2005, Twitter en 2006 et si le CLEMI s’intéresse très vite aux médias sociaux (dimension internet responsable et promotion de l’expression publique), il lui faudra attendre 2013 avec la loi de refondation de l’école et 2016 avec le socle commun de connaissances, compétences et culture (S4C) et les nouveaux programmes de cycle 3 et 4 pour que l’éducation à ces nouveaux médias soit enfin inscrite dans les textes officiels ! Concernant la réforme du lycée en cours, le CLEMI national a établi un repérage des connaissances, compétences EMI dans les nouveaux programmes du lycée (EMC, Français, SVT, langues vivantes, physique-chimie, SES, Histoire-géographie, etc).

Organisation et missions du CLEMI

Le CLEMI est un service du réseau Canopé au niveau national et du rectorat, au niveau académique. Sa mission est de former en priorité les personnels de l’éducation nationale et d’impulser de nombreux partenariat au niveau local, régional, national voire international avec les médias et avec les collectivités territoriales ou locales.

LOGO CLEMI

Dans l’académie de Bordeaux, le CLEMI repose sur un réseau de relais départementaux et s’appuie sur le réseau des professeurs référents en éducation aux médias et à l’information (sept-cents personnes en moyenne chaque année dont des binômes composés du professeur-documentaliste de chaque établissement du secondaire).

Les dispositifs de classe-média et de résidences de journalistes (partenariat DRAC Nouvelle-Aquitaine lancé rentrée 2018) permettent d’aller plus loin dans l’éducation aux média que la mise en œuvre d’une simple séquence.

L’enjeu est bien dans ces dispositifs de permettre aux élèves de se construire sur le long terme une vraie culture de l’information et des médias.

Pour recentrer mon propos sur la thématique du débat de ce soir et sur le parcours d’information des jeunes citoyens, il apparaît clairement que c’est un parcours protéïforme.

Pour avoir sondé les usages de jeunes lycéens par exemple, on se rend compte que les médias « mainstream » (5) sont consommés dans le cadre familial (radio le matin dans la voiture des parents, JT ou chaîne d’info en continu le soir au moment du repas), que les réseaux sociaux leur permettent de suivre un certain nombre de personnalités préférées (artistes, sportifs mais aussi parfois politiques), que par le biais de notifications, les jeunes sont informés par des médias qu’ils suivent sur différents sujets et enfin qu’il leur arrive d’écouter France Culture parce-qu’une émissions « podcastable » leur a été recommandée par un professeur.

Dans l’univers informationnel en évolution constante que nous connaissons et dans lequel se côtoient le vrai et le faux, les jeunes ont besoin de repères, de méthodes pour intégrer les réflexes de vérification et ils ont surtout besoin de temps pour se construire une culture en matière de média et d’information ! Apprentissage progressif, progression pédagogique ou éducative par cycle.

L’enjeu est la construction d’une culture de l’information qui irrigue toutes les disciplines scolaires et dans laquelle on se construit un référentiel en matière d’information. L’EMI entre dans le champ des compétences que l’école doit faire acquérir aux élèves dans le cadre de la scolarité obligatoire (domaines 1, 2, 3 du S4C et compétences numériques des domaines 1 à 4 du référentiel PIX (6) (domaines 1-info et données, 2- communication et collaboration, 3-création de contenus, 4-protection et sécurité). Attention aux approches ponctuelles et vaccinatoires qui donnent bonne conscience à celui qui les met en œuvre et à celui qui les organise mais qui n’a que peu ou pas d’effet sur le temps long ! Une action menée pendant la Semaine de la presse et des médias dans l’école® (la 30e édition vient de se dérouler !) ne suffira pas ! L’enjeu aujourd’hui est bien celui de la massification, dès l’école primaire !

Alors comment faire pour éduquer à l’info et aux infox ?

Pour éduquer à l’information d’abord, même les jeunes enfants, voici quelques pistes qui peuvent constituer les fondamentaux de l’EMI :

1. Définir d’abord ce qu’est l’information : revenir à l’étymologie (mise en forme qui est donc aux antipodes du document brut qu’on peut trouver sur le web), utiliser un schéma qui montre que l’information relève de la communication indirecte par rapport à l’évènement qui s’est produit (7). Exploiter avec les élèves la charte d’éthique du journaliste (rechercher, vérifier, situer dans son contexte, hiérarchiser, mettre en forme, commenter et publier une information de qualité - exigence de temps) et/ou étudier les conditions d’obtention de la carte de presse comme le fait Julia Cagé dans Sauver les Médias.

2. Aborder la notion d’objectivité pour la remettre en question et lui préférer la notion d’honnêteté, si chère au photojournaliste Henri Bureau dont j’aime m’appuyer sur le texte autoréflexif (8). Utiliser les images fixes et la photographie de presse pour faire comprendre que la notion de point de vue induit un traitement anglé du sujet.  Le travail sur la photo permet de travailler sur les notions de cadrage, de point de vue partiel voire partial. Le cadre limite le champ de vision sur le sujet ou l’évènement mais que sait-on du hors champ ?

Quel rôle joue la légende ? Un rôle fondamental car beaucoup d’images ne trompent l’internaute sur les réseaux sociaux que parce-que leur légende est détournée. Un.e photographe de presse est avant tout un.e journaliste qui écrit ou produit pour un public, il est soumis à une ligne éditoriale, il fait des choix dans la façon dont il traite le sujet. (voir à ce propos l’excellente ressource de France-TV, AFP, CLEMI Trois regards pour voir https://education.francetv.fr/matiere/education-aux-medias/premiere/programme/trois-regards-pour-voir ). Son image peut cependant être détournée par d’autres.

3. La meilleure entrée pour éduquer, la plus performante pour comprendre comment le choix de traitement d’un sujet s’effectue : mettre les jeunes en situation de produire de l’information pour un média scolaire. C’est la pierre angulaire de l’EMI, la clé de compréhension qui permet d’intégrer par l’expérience les codes de fabrication et plus tard de décryptage. Ce n’est pas un hasard si l’intitulé que nous avons proposé cette année au plan académique de formation des personnels enseignants est pour tous les stages à candidature collective celui de la Création de média !

Journal papier, blog, web-radio, web-TV, média social ; tous les moyens sont bons pour former les enseignants et leur permettre d’accompagner les élèves en situation d’expression et de publication (de « publicare » en latin qui signifie « rendre public » et qui impose donc un certain nombre de responsabilités).

4. La compréhension de l’éco-système informationnel (les médias d’info et leurs contraintes – concurrence, réactivité, précarité parfois des journalistes ou les médias sociaux et leur modèle économique) constitue un des piliers de l’EMI.

Pour éduquer à discerner les infox, une démarche possible en cinq points :

  • Prendre du recul afin de s’extraire dans un premier temps du vertigineux flux numérique d’infox ! Commencer alors par une approche historique du faux (propagande à travers l’histoire !) et de la rumeur. J’adore utiliser La dent d’Or de Fontenelle (1687), philosophe précurseur de l’esprit des Lumières. Extrait de l’Histoire des oracles, la narration est amusante et totalement d’actualité quant à sa conclusion : « (…) non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais (…) nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux ».

La chaîne Hygiène mentale en propose une version vidéo sur You Tube https://www.youtube.com/watch?v=IduaHsRywuw.

  • Entrer dans le sujet par la subtilité reste un impératif si on veut introduire plus de clarté et renoncer au terme fake-news qui englobe des réalités extrêmement différentes ! « Le faux a son vaste nuancier, et pour quiconque s'intéresse aux faits, ces nuances sont précieuses » écrit William Audureau dans l’article "Pourquoi il faut arrêter de parler de "fakes-news" du Monde du 31/01/17.

Pour introduire de la nuance, je m’appuie sur les travaux de Claire Wardle de l’université d’Harvard qui fait partie du collectif de chercheurs « First draft ».

Dans son article « Fake-news, la complexité de la désinformation » (9), elle établit une typologie du faux en sept points qui vont de l’erreur au complotisme et qui est constituée de deux grands sous-ensembles (la mésinformation = pas d’intention de tromper et la désinformation = intention de tromper). Elle insiste sur le fait qu’il faut comprendre les intentions de celui qui trompe (pas d’intention si c’est une erreur, faire rire si c’est un canular, etc).

Selon l’âge des élèves, je propose d’effectuer un tri illustré d’exemples donnés aux élèves. On peut bien sûr partir d’exemples qu’ils nous proposent, en général ils n’en manquent pas ! On peut également simplifier la typologie en trois points au minimum (erreur, canular, propagande), particulièrement avec des enfants jeunes.

Diapositive de la présentation que j’utilise en formation " EMI : esprit critique, images d’info et fake-news " (10).

diapoisa

 

  • Intégrer les protocoles de vérification, en particulier sur les médias sociaux mais pas seulement (site d’info, blog) et en faire un usage régulier.

Protocole de vérification sur les réseaux sociaux

Une information donnée sur le web par un inconnu est par défaut plus fausse que vraie.

Si la source relève d'un amateur, vérifiez sa notoriété sur le web (combien de personnes le suivent et qui sont-ils à le faire ? quel type de contenus publie-t-il ?)

Méfiez-vous des informations anxiogènes et spectaculaires qui s’avèrent fréquemment être des rumeurs

Fiez-vous plutôt aux médias reconnus, aux journalistes identifiés et connus. 

Sur un site d’infos ou un blog

Prendre l’habitude de consulter les mentions légales ou la rubrique « à propos » qui donnent des information en général éclairantes (vrai pour les sites d’humour, par exemple).

En cas de doute sur l’info, croiser avec un média professionnel, local, régional ou national selon l’ampleur de l’évènement.

  • S’appuyer sur le travail de « fact-checking » ou « vérification des faits » des journalistes (Cross-Check durant la présidentielle française par exemple et bien avant Les Décodeurs du Monde, Libé désintox devenu Check-news, 28mn d’Arte et sa chronique Désintox, C Factuel de l’AFP, etc).

Isabelle Martin

………………………………………………………………….

  1. http://www.villes-internet.net/site/evenements/infos-desinfos-entre-medias-et-reseaux-sociaux-les-parcours-dinformation-des-citoyens/
  2. https://www.clemi.fr/fileadmin/yag/formation/Textes/lettre.r.haby.pdf
  3. Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information à sa création, devenu depuis la loi de refondation le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information.
  4. https://www.sudouest.fr/2019/03/12/dans-le-retro-sud-ouest-a-vraiment-parle-pour-la-premiere-fois-du-web-en-1996-5891651-5022.php
  5. Média mainstream : média traditionnels
  6. Référentiel de compétences PIX  https://pix.fr/competences
  7. Schéma Info, communication indirecte http://www.pearltrees.com/clemibx/ressources-television-web-tv/id15149419/item199849614#l107
  8. Objectivité ? d’Henri Bureau http://www.pearltrees.com/clemibx/deontologie-reflexion/id14674778/item194404638
  9. Claire Wardle, Fake-news, la complexité de la désinformation https://fr.firstdraftnews.org/fake-news-la-complexite-de-la-desinformation/
  10. https://prezi.com/y5tnbc99bonw/emi-esprit-critique-images-dinfo-et-fake-news/
  11. https://www.clemi.fr/fr/ressources/nos-ressources-videos/ateliers-declic-critique/lusage-de-la-data-visualisation-dans-les-medias.html

*https://www.educavox.fr/accueil/reportages/entre-medias-et-reseaux-sociaux-les-parcours-d-information-des-citoyens

Dernière modification le vendredi, 06 septembre 2019
An@é

L’association An@é, fondée en 1996, à l’initiative de la création d’Educavox en 2010, en assure de manière bénévole la veille et la ligne éditoriale, publie articles et reportages, crée des événements, valorise les innovations, alimente des débats avec les différents acteurs de l’éducation sur l’évolution des pratiques éducatives, sociales et culturelles à l’ère du numérique. Educavox est un média contributif. Nous contacter.